Itinéraire: Isabelle Kraiser ou « L’art relation » aux autres d’une artiste aux vies multiples


Isabelle Camus
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Temps de lecture 5 min

Publication PUBLIÉ LE 23/12/2011 PAR Isabelle Camus

Née le 31 juillet 1960, Isabelle Kraiser au nom alsacien, mais ça ne va pas plus loin, a vu le jour à Tarbes et vécu les 14 premières années de sa vie àVilleneuve-sur-Lot. D’où cette pointe d’accent Lot-et-Garonnais qu’elle garde, malgré sa venue à St Médard-en-Jalles, en 1974. Un bac et un DUT Carrières sociales en poche, elle  adopte la punk attitude version soft, et tombe très tôt dans le monde associatif et culturel bordelais.

Les années Rock’n Bd
L'art d'Isabelle Kraiser, dont les quartiers comme les Aubiers sont le terreauEn 1980, elle participe à la création de Rockotone, The festival rock, ancêtre de Barbey, de la Rock School et du Krakatoa, dans l’idée de faire un gros événement en produisant, avant tout, des groupes locaux et régionaux. « A l’époque, Noir Désir avait gagné le premier tremplin rock à la MJC du Grand Parc, se souvient-elle, et comme nous n’avions pas d’argent, on leur doit toujours un 45 tours ». Une aventure qui durera jusqu’en 1983. Puis l’association fondra les plombs, torpillée par une délocalisation fatale vers Eysines, commanditée en 1982, par Simone Noailles, l’adjointe au maire de l’époque, Jacques Chaban-Delmas. Au rock, succèdera la bande-dessinée. Isabelle travaillera pendant deux ans chez Bulle, un magasin alternatif coopératif situé place du Parlement, où on trouvait des vinyls, des livres et des affiches sur fond d’expos permanentes. Avec Casterman et les studios Hergé, elle y co-organisera la venue de Tintin en gare de Bordeaux. Patrick Duval, l’actuel directeur du Rocher, en Général Alcazar… « ce fut l’émeute ! » confit-elle. Bd toujours, au sein de la DRAC, elle monte l’association BD Aquitaine pour faire la promotion d’auteurs de la région et créer des événements autour du 8ème Art. Dans ce cadre là, elle réalise avec le CIJA et le Musée d’Aquitaine, un gros jeu de piste antique dans la ville, bourré de références historiques avec le personnage d’Alix, le héros en tunique courte de Jacques Martin. Ou encore une expo autour de l’oeuvre du scénariste Pierre Christin, l’acolyte de Bilal, scénographiée par l’agence Eugène…

Les années cinéma et studio d’enregistrement
Toujours au chapitre des événements, elle organise le premier driving, place des Quinconces. « C’était un péplum dont j’ai oublié le nom, retransmis par WIT FM pour la bande-son et Quick pour le service des hamburgers avec serveuses en rollers ». Nous sommes en 1985,  Alain Marty, le directeur du cinéma Jean Vigo ne s’y trompe pas, qui fait appel aux ressources collaboratives de la demoiselle. L’ancêtre des Cinésites est né; il débouchera sur un concept aujourd’hui d’envergure nationale. S’ensuit une longue période plus calme, ou plutôt dans un registre différent, puisqu’elle devient maman de « deux fils magnifiques » dont elle est plus que fière. Loan, 24 ans, pour l’heure, photographe et étudiant en cinéma à Nanterre et Félix, 19 ans, qui vient de rejoindre l’université Laval, à Quebec, pour intégrer l’équipe de basket. Avec leur père, le musicien Garlo, elle travaille alors dans le studio d’enregistrement, Cipaudio, comme attachée de production. Ensemble, ils organiseront « Vent de guitares » sur la dune du Pyla. Une création où le vent et quelques musiciens jouaient sur 50 guitares. Séparation de coeur… Séparation professionnelle… Isabelle Kraiser prend des cours en auditeur libre aux Beaux-Arts avec Deborah Bowman, qui l’initie au monde de l’art contemporain, conceptuel et engagé, et grace à qui elle découvre Louise Bourgeois et Joseph Beuys…

Les années photo
Action robe n°18 à la Garden party de l'ElyséeFin des années 90, elle s’engage à son tour dans une démarche de productions telles, Dépôt d’âmes, où elle installe sur le toit de la Base Sous-Marine, un immense chemin de draps sur lesquels elle apose de la peinture blanche mélangée à des éléments collectés sur place. Un monde à ciel ouvert, sauvage, à la végétation incroyable, exposé aux intempéries, entrainant la décomposition des draps qu’elle photographie, et dont résultera une expo à même le site. Elle fréquente l’Arpa, Action et Recherche Photographique en Aquitaine dirigée par Jean-Marc Lacabe, aujourd’hui responsable du Château d’eau, haut lieu toulousain de l’expression argentique et numérique. Ses modèles sont Cindy Sherman ou Nan Goldin chez qui priment la relation et la fragilité humaine. Est-ce parce qu’elle en est une ? En tout cas Isabelle Kraiser considère la photo féminine comme vraiment différente.. Parallèlement aux autoportraits qu’elle réalise dans des lieux divers, contextes ou voyages, elle imagine des performances où elle joue un rôle récurrent, avec l’air de ne pas y toucher, pour aller vers un événement particulier.

Actions robes et intimités de quartiers
Pour ne citer que lui, l’exemple le plus éloquent sera sa participation à la garden party de l’Elysée, en 2008, vêtue d’une robe à 1€ achetée à Emmaüs, qui lui demandera une certaine préparation : « J’ai mis un an pour trouver le piston qui me ferait rentrer ». Ce sera le conseiller municipal chargé des anciens combattants à la mairie de Bordeaux qui y parviendra. Elle montre patte blanche, se fait photographier aux côtés de Bernadette Chirac, discute avec un Jean-François Coppé, ministre du budget ébahi, quand  elle lui demande :  » vous êtes qui ? ». Des actions robes, 34 au total, engagées, impertinentes, complétées par un travail d’écriture dont même Alain Juppé et Vincent Feltesse ont fait les frais. Affranchie de toute peur ou inhibition, elle utilise son culot et sa créativité pour mélanger le social, le politique et le décalé. Des ingrédients que l’on retrouve dans son travail, résidence Saint-Jean, où pendant 3 ans, elle accompagnera les habitants, avant et pendant leur déménagement  pour cause de réhabilitation urbaine.  « Juste avant de partir » sera une grande histoire d’affection avec les gens, photographiés et enregistrés où  donnner la parole et montrer des histoires personnelles constituent une série de musées intimes, peuplés d’objets, d’albums et de boites à secrets. Une démarche qui favorisera les partenariats institutionnels, une sacrée expérience humaine débouchant sur un projet avec Marc Pichelin, compositeur phonographiste, dans les quartiers de la politique de la Ville : Bacalan, les Aubiers, Belcier, Carles Vernet, intitulé « D’habitude ». Un duo complice dont le résultat sort en février sous la forme d’un livre/dvd chez Ouï-dire, le label de Marc Pichelin.

Réserve humaine et mémoire d’abattoirs
Mais l’intérêt d’Isabelle Kraiser pour ses pairs humains  va bien au-delà des frontières locales. En 2010, entre mémoire collective, mémoire intime et devenir, elle part au Canada, sur le territoire des Pekuakamiulnuatsh (première nation du Lac Saint-Jean) à la rencontre de ceux qui construisent leur vie en cheminant pour la reconnaissance de leur identité, de leur terre et de leurs droits. « Réserve humaine » une production la Boulangerie (son asso) avec le soutien du Conseil Régional d’Aquitaine dans le cadre de sa coopération avec le Québec,  sera exposée à l’Artothèque de Pessac (partenaire), puis au Musée Amérindien de Mastheuitash. Last but not least, dans le cadre d’Evento,  elle monte, dans un container, l’installation  « Ici on travaille encore » qui témoigne de la vie sur une année, de l’activité des abattoirs… et de leur fin. Une commande de la Communauté Urbaine de Bordeaux pour garder intacte la mémoire et rendre hommage à ces générations de travailleurs qui se sont succédés depuis 1938. Tout un pan de l’histoire d’une activité ouvrière qui vient de s’achever ce 23 décembre, avec l’abattage du dernier mouton, immortalisé par un ultime enregistrement sonore et visuel. Fin d’une époque, à l’orée de la mise en oeuvre du projet Euratlantique. Et fin de la bio bien remplie d’une artiste à l’oeuvre quasi sociologique, qui a su s’imposer dans sa ville en carburant à l’humain, surtout quand il est fragile.

Crédit photo : Isabelle Kraiser et Isabelle Camus

Isabelle Camus

 

 

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