L’Europe d’Aqui! : vers une fraise « zéro traitement » en Dordogne


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Temps de lecture 11 min

Publication PUBLIÉ LE 30/01/2019 PAR Romain Béteille

Bleu, Blanc (mais surtout) Rouge

Douze étoiles d’or sur fond bleu. Cette Europe, qui s’apprête dans les mois qui viennent à changer de visages, et qui paraît parfois si loin des préoccupations locales, peut pourtant s’illustrer concrètement en de multiples exemples de projets sur le territoire de la Nouvelle-Aquitaine, qui forment ainsi autant d’histoires à raconter. En décembre dernier, la région a sélectionné 867 nouveaux projets éligibles aux fonds européens pour une enveloppe totale de 44,42 millions d’euros. Parmi eux, on trouve une serre en verre de 5000 mètres carrés, qui sera achevée dans moins de deux mois. Elle est elle-même divisée en quatre compartiments de mille mètres carrés chacun qui accueillent un fruit encore vert, mais bientôt vermillon, qui contribue chaque année à promouvoir les spécificités de la production végétale régionale et nationale : la fraise. En 2016, la France en a produit 58 740 tonnes, loin derrière les quatre plus gros producteurs européens : l’Espagne (377 600 tonnes), la Pologne (207 560 tonnes), l’Allemagne et l’Italie (environ 143 000 tonnes chacun). 38% du volume national est produit dans le Sud-Ouest de la France.

 

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Pour ce qui est de la Dordogne, depuis 2000, la surface totale et le nombre d’exploitations a été divisée par deux. Malgré ça, le volume de production est resté le même (environ 7500 tonnes), avec une part toujours plus importante prise par la surface hors-sol (de 72 hectares en 2006 à 128 hectares estimés en 2016). La fraise du Périgord a sa propre union interprofessionnelle (l’UIFP), chargée de porter la marque IGP associée, et même une confrérie à son nom qui fête chaque année le fruit à Vergt. Les atouts de ces fraises locales (aux multiples variétés mais dont la gariguette est la star pour l’instant indétrônée) sont multiples : elles sont réputées comme étant « haut de gamme » et leur production s’étale d’avril à novembre. La filière, qui fait de plus en plus appel à des opérateurs privés, est en constante expérimentation. Pour cause : les coûts de production et les prix à l’arrivée sont nettement à l’avantage des concurrents européens et peu de nouvelles variétés arrivent à s’imposer durablement à des volumes importants. Le petit monde de la fraise est pourtant soutenu par les organismes publics. Depuis 2007, par exemple, c’est environ 800 dossiers de demandes d’aides à l’investissement qui ont été déposés au sein d’un « plan départemental fraise » porté par le Conseil départemental de la Dordogne pour un montant de 1,650 millions d’euros destinés à des problématiques aussi diverses que la gestion de l’eau et du climat ou la réduction des produits phytosanitaires, devenus de véritables enjeux sociétaux.

Détour contextuel

Le projet de serre expérimentale dont nous allons vous raconter la génèse dans les lignes suivantes s’inscrit pleinement dans ces ambitieux objectifs, et il le fait en plus à l’échelle européenne. Son but est simple : arriver à produire une variété de fraise sans aucun traitement chimique. Pour en arriver là, il faut d’abord faire un petit détour par une petite histoire annexe. Elle pourrait être intitulée : La Stratégie de la Fraise. Celui qui a bien voulu nous la raconter s’appelle Pierre Gaillard, il est directeur du Ciref, une association créée par des producteurs en 1976 mais dont la mission de création variétale n’est intervenue que dix ans plus tard. Aujourd’hui, le Ciref (ou Centre Interprofessionnel de Recherche et d’Expérimentation de la Fraise) accueille également des metteurs en marché et des pépiniéristes. Mais cette ouverture ne s’est pas faite toute seule. Le (vaste) site du Ciref est situé à Douville, en Dordogne, et accessible après avoir roulé sur de petites routes forestières aux allures champêtres. Au départ créé pour mettre au point de nouvelles variétés de fraises pour le compte des professionnels, l’organisme a vu arriver au début des années 80 un concurrent de poids, récemment rentré dans le marché commun : l’Espagne. « L’Aquitaine était aux premières loges face à la concurrence espagnole », commence Pierre Gaillard. Face à l’arrivée de ces fraises à bas prix, après avoir fait quelques barricades, les producteurs français ont compris qu’ils ne pouvaient pas remporter la guerre des prix. la seule façon de se démarquer, c’était par la qualité. En 1988, ces derniers décident de mettre en place un programme de création variétale et d’entamer une démarche marketing très agressive autour de la variété guariguette, créée dix ans plus tôt par une chercheuse avignonnaise de l’Inra (Institut National de la Recherche Agronomique), et devenue aujourd’hui la star des fraises, garnissant chaque année les étalages de vos commerces entre mars et juin.

Les emballages dédiés, le format de 150 grammes et les barquettes transparentes sont nées de cette réflexion promotionnelle, qui a connu le succès qu’on lui prête encore aujourd’hui. « On a fait reconnaître la spécificité française et sa démarche vers le goût. Au-delà de ça, la technique a permis de faire évoluer la production, notamment les outils serre, ce qui fait que la guariguette, qui était une production traditionnelle qui se faisait normalement mi-avril dans les cultures pleine terre sous abris froids, a pu, avec son entrée dans les serres maraîchères, être cultivée de manière plus précoce pour contrer les fraises espagnoles qui arrivaient au mois de février. Aujourd’hui, on commence à produire dès fin février ». Représentative d’une véritable stratégie de création variétale « à la française », adaptée à ses différents climats, la gariguette est restée emblématique, mais sa démocratisation ne s’est pas faite sans heurts. « La profession l’a boudée au début, elle a été remise au goût du jour vers les années 90/2000 où elle a connu son heure de gloire. L’INRA, qui n’a pas vu de retour sur investissement et de prise en considération de ses propres variétés par la filière, a abandonné la création variétale. Il a fallu que les producteurs se prennent en main », continue le directeur du CIREF. Depuis, onze variétés ont vu le jour qu’elles soient remontantes, précoces ou de saison, avec des fortunes diverses. Les variétés Charlotte, Cirafine et Ciflorette sont aujourd’hui les plus reconnues, mais la très foncée Rubis des Jardins a tiré récemment son épingle du jeu (notamment par sa forte tolérance face aux ravageurs) dans la production bio et le circuit court, deux données de plus en plus plébiscitées par les consommateurs.

 
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Aujourd’hui composée d’environ 500 adhérents au niveau national, le Ciref a entamé depuis quelques années une nouvelle stratégie commerciale. « On travaillait comme tout sélectionneur classique : on faisait des croisements, on évaluait et on proposait nos variétés. Ca devient compliqué parce qu’aujourd’hui, la fraise précoce a été phagocytée par la gariguette et implanter une nouvelle variété, ça devient dur. On s’est aperçus qu’imposer une nouvelle variété uniquement par les producteurs, ce n’était pas suffisant, il fallait impliquer la distribution et les metteurs en marché ». La tradition d’accoler ses initiales à chaque nouvelle variété empêchant par là même de se rendre identifiable auprès du consommateur, il a fallu trouver un autre moyen de ramener sa fraise. « Depuis quelques années, on a du mal à sortir une variété qui perce sur le marché. On a fait appel à un consultant pour réaliser une étude et on a vu que nulle-part il n’y avait une variété qui sortait vraiment du lot . Il manquait le vendeur de fraises dans la chaîne, d’où l’intégration des metteurs en marché. Ces derniers (Rougeline, Savéol pour citer deux des plus gros) ont imposé une condition à leur intégration : inciter les producteurs à se donner les moyens de fabriquer une gariguette sans aucun traitement, une sorte de graal pour tous les producteurs de fraises régionaux.

Objectif « zéro traitement »

Même si beaucoup de producteurs travaillent déjà en lutte intégrée pour faire face aux ravageurs, celle-ci « coûte dix fois plus cher que les luttes classiques et on garde l’usage du chimique dès qu’elle dérape. C’est comme l’homéopathie face aux antibiotiques : on ne les utilise qu’en dernier recours. Dernièrement, on était plus dans une logique zéro résidus que zéro traitement ». A la tête d’une autre station d’expérimentation, Invenio, Pierre Gaillard travaille aussi sur l’expérimentation des solutions de biocontrôle, un type de traitement qui, dans le vin comme dans la production agricole en général, est en train de se faire une place de plus en plus importante. Selon IBMA France (l’association française des entreprises de produits de biocontrôle), le chiffre d’affaire du secteur a bondi de 25% en 2017, avec une répartition précise en fonction des types de produits utilisés : 59% pour les substances naturelles, 18% pour les médiateurs chimiques et respectivement 14 et 9% pour les macro et micro-organismes. Pour les producteurs adhérents au Ciref, cette montée en puissance n’exclut pas de chercher d’autres pistes pour verdir leur produit star, soumis principalement, au niveau fongique, à un oïdium qui fait de la résistance. « Le biocontrôle, c’est bien, mais ça nous rend toujours dépendants de vendeurs de pesticides. Avoir des variétés tolérantes, c’est quand même la première façon de lutter. On ne doit pas exclure la génétique pour baisser les intrants ».


Travailler sur la création d’une variété de fraise précoce résistante (voire tolérante) aux maladies avec un niveau gustatif similaire à celui de guariguette, c’est tout le défi que s’est imposé la profession au travers de ce projet à échelle européenne, sans oublier de prendre en compte les problématiques du changement climatique. « Les hivers sont moins froids, il faut donc aller vers une génétique moins exigeante en froid qu’elle ne l’était il y a vingt ans. On revoit tout notre panel de ressources génétiques et on fait nos hybridations en fonction », précise ainsi Pierre Gaillard. Le fait que cette serre soit en verre plutôt que bâchée et que sa surface fasse 5000 mètres carrés divisées en quatre grands compartiments de mille mètres carrés (« pour être représentatifs sur la production professionnelle au niveau de la réaction vis-à-vis du climat ») n’est pas sa seule spécificité. Initialement, son financement était chiffré à 850 300 euros, dont 425 150 euros (soit exactement 50%) par le fonds européen de développement régional (FEDER). Aujourd’hui, ce chiffre atteint le million d’euros, et l’autre partie est intégralement financée de la poche des adhérents du Ciref par le biais d’un fonds constitué des adhésions payées par les membres regroupés dans les organisations professionnelles et les royalties perçus pour chaque plan d’une des variétés du Ciref vendue aux fraisiculteurs, qu’ils soient au sein de ces fameuses OP ou indépendants  (14,10 € pour 1 000 plants en moyenne ; 22,60 € pour 1 000 plants de Charlotte peut-on lire sur le site internet de la structure). Les enjeux stratégiques de cet important financement, qui engage le Ciref pour les années à venir, sont évidemment multiples. « Si on n’avait pas eu les fonds FEDER, on l’aurait fait quand même, mais de manière plus réduite et pas avec les mêmes ambitions. Là, on a un outil qui est dans le paysage européen. On devrait y voir plus clair d’ici sept ou huit ans. Je ne suis pas sûr qu’on sorte la variété qui va inonder le marché mais plutôt une gamme variétale qui sera adaptée aux conditions régionales ».

Fraises Dordogne

La toute nouvelle serre en verre en cours de construction à Douville, en Dordogne


Mais mettre les fraises à l’intérieur de la serre (en hors-sol, donc) n’est que le début d’une aventure qui s’étale sur quasiment une dizaine d’année avant que, peut-être, qu’une seule ou une poignée de variétés gagnantes n’arrivent à sortir du lot. Comment ? « C’est comme des chevaux de course », compare Pierre Gaillard. Nous, on préfère comparer ça à un casting géant de la « Nouvelle Star » version fraise. Au sein du Ciref, la création variétale est désormais collaborative. « On commence à sortir nos variété de nos exploitations bien plus tôt, dès la troisième ou quatrième année. On fait une vitrine avec plusieurs variétés à potentiel, les opérateurs de mise en marché viennent voir cet éventail, suivent telle variété et essaient de l’adapter à leurs conditions de culture. Si plusieurs organisations de producteurs sont intéressées par une variété en particulier, on acte la création d’un consortium d’évaluation. Ils vont la tester chez eux, la montrer très tôt et impliquer leur opérateur commercial qui va suivre son évolution. Auparavant, le Ciref était équipé pour faire de la fraise de saison et de la fraise d’été, pas pour faire des fraises précoces, d’où l’investissement sur le site de Douville. Les producteurs sont chez eux, ils pilotent et sont intimement convaincus de la pertinence de travailler sur la génétique par rapport aux problématiques du climat et des pesticides ». Autrement dit, ces derniers travaillent pour leur propre pomme.

Casting grandeur « nature »

La sélection des candidates, elle, est drastique. « Sélectionner, c’est jeter. On réalise entre 6 et 8000 variétés par an. La serre s’intègre dans notre processus global. On fait des fécondations croisées mais on ne change rien par rapport à l’hybridation. Ce qui change, c’est qu’on s’appuie sur les outils de biologie moléculaire, on est capables avec des marqueurs moléculaires de repérer des zones qui nous permettent de dire que telle variété peut avoir une tolérance. C’est la sélection assistée par marqueur et ça permet d’être moins aléatoire dans notre façon de créer des hybrides. On fait partie d’un réseau européen, tous les pays ont mis en commun leurs compétences pour caractériser les ressources génétiques. Cette caractérisation est un regard collégial et l’Europe a aussi financé ça au niveau de la recherche expérimentale ». Comment distinguer la bonne graine de l’ivraie, nous direz-vous ? Là aussi, Pierre Gaillard donne une réponse. « Les premières années, on ne les traite pas et on les met en forte pression sanitaire. On travaille sur la tolérance. On réalise des observations dans les conditions climatiques de la serre. On fait un tri sur site les quatre premières années et celles qui tiennent sont évaluées pendant trois ans sur des gammes plus faibles, à la fois chez nous et chez les producteurs. Sur les quatre compartiments, l’un d’entre eux est aujourd’hui une « vitrine » pour une dizaine de variétés de guariguette sélectionnées depuis quatre ans et récemment transférées dans le nouvel équipement.


Choyées et regardées de près, elle donneront naissance dans les prochains mois à un véritable « réseau social » de la fraise, pour permettre aux producteurs d’observer leur évolution à distance sans avoir à se rendre systématiquement sur le site d’expérimentation. La potentielle future remplaçante de la guariguette made in Douville sera scrutée dans les moindres recoins. Des fraises sur Periscope ! Enfin, pour continuer à faire tourner cette boutique à laquelle vient de s’ajouter un rayon, le Ciref a récemment embauché une jeune ingénieur d’Angers et lancé des candidatures pour deux postes d’agents techniques, sans compter les petites mains en saisonnier qu’il faudra embaucher pour ramasser tout ce petit monde. Pour mettre un point final à cette petite histoire fruitée, citons la création très récente par trois grosses marques bretonnes (Savéol, Prince de Bretagne et Solarenn) d’un nouveau label rentrant pleinement dans la nouvelle stratégie économique du Ciref. Destinées au tomates, ces étiquettes vertes marquées des termes « cultivées sans pesticides » pourraient prochainement s’étendre aux concombres et aux fraises, preuve du virage breton vers des produits plus « éco-friendly ». Espérons que ce nouveau label dépasse les frontières péninsulaires. En attendant, si dans quelques années vous voyez débarquer sur les étals de vos supermarchés ou de vos primeurs une gariguette garantie « zéro traitement », vous saurez d’où elle viennent. Elles n’en seront sans doute que meilleures…

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