Quand l’agriculture débat de son avenir


RB
Copier le lien Partager sur FaceBook Partager sur Twitter Partager sur Linkedin Imprimer
Temps de lecture 9 min

Publication PUBLIÉ LE 20/05/2020 PAR Romain Béteille

Deux enquêtes qui se télescopent pour un monde qui a encore du mal, comme partout, à se serrer dans les bras. La première date de février 2020 : elle révèle que 88% des français ont confiance en leurs agriculteurs, 92% pour les sympathisants écologistes. Ils sont jugés utiles (90%), courageux (89%) et passionnés (87%). 44% des français les voient comme des pollueurs, mais huit français sur dix estiment qu’Emmanuel Macron ne les soutient pas suffisamment. La deuxième est une enquête IPSOS parue le 18 mai dernier. Elle révèle que 45% des agriculteurs estiment que le « principal impact de la crise sanitaire est avant tout psychologique » et se sentent plus isolés, notamment face aux problèmes de débouchés de production (36%) et de baisse du chiffre d’affaires (19%). 79% souhaitent une garantie sur les prix de vente, 72% souhaitent un assouplissement des contraintes règlementaires et 63% prônent une régulation des volumes produits. Pourtant, pour 37% d’entre eux, la crise a bien permis de revaloriser leur métier aux yeux des consommateurs. 6% ont fait face à une pénurie de main d’œuvre et plus d’un sur dix a « profité du contexte pour développer la vente en circuit court » (sur 247 agriculteurs interrogés). Enfin, neuf sur dix redoutent un impact économique durable et 76% un affolement des marchés agricoles.

Enjeux et régulation

C’est ce paradoxe qui a animé les échanges entre les quatre intervenants du dixième et dernier débat de la Semaine de l’Agriculture en Nouvelle-Aquitaine ce mercredi 20 mai, autour d’une question : vers quel avenir se dirige l’agriculture après la pandémie ? C’est Cédric Tranquart, président de la FNSEA Nouvelle-Aquitaine, qui résume sans doute le mieux le défi qui s’impose à un secteur revenu sur le devant de la scène dans un contexte de crise. « S’adapter dans un moment de crise quand on a le soutien de toute une population, c’est beaucoup plus facile. On a habitué les gens à la qualité française, il faudrait pouvoir conserver ça. Ça passera par la volonté d’une alimentation souveraine, ça devra passer par une PAC forte qui donne des lignes de conduite et nous oriente vers l’agriculture de demain comme tout le monde veut la voir ».

Dès qu’il s’agit de défendre ce « secteur essentiel », le syndicat agricole n’y va pas de main morte. Le 19 mai dernier, plusieurs de ses représentants, aux côtés de leurs homologues allemands du DBV, ont d’ailleurs appelé de leurs vœux un « budget de crise, financé hors PAC, pour venir en aide aux agriculteurs ». Mieux, « l’agriculture devra être traitée comme un secteur essentiel dans un plan de relance européen ». Ce mercredi, la Commission Européenne a d’ailleurs dévoilé son « pacte vert », qui prévoit de réduire de moitié « l’utilisation et le risque de pesticides d’ici 2030 », baisser de 20% l’utilisation des engrais et de 50% la vente d’antimicrobiens pour les animaux d’élevage et l’aquaculture. Enfin, elle souhaite que l’agriculture biologique atteigne 25% des terres cultivées (la moyenne européenne étant aujourd’hui de 7,5%).

Ces directives se rapprochent fortement de la ligne de réduction des pesticides et du souhait de suppression du glyphosate, qui forment deux des nombreux objectifs de la feuille de route régionale de la transition environnementale NéoTerra, tout comme le projet VtiRev. Pour le président de la région Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset, il reste « la crainte qu’on oublie très vite. Il faut qu’on applique NéoTerra, il faut qu’on le priorise, qu’on regarde ce qui est le plus urgent et qu’on l’accélère, notamment la suppression du glyphosate dans deux ou trois ans ou des pesticides dans plusieurs années. Le grand défi est aussi de transformer le matériel et travail agricole, aller sous les rangs de vigne pour faire ce que le glyphosate faisait avant. C’est tout l’enjeu, par exemple, du cluster machinisme installé à Nérac. » Mais attention, répond Dominique Graciet, président de la Chambre d’Agriculture de Nouvelle-Aquitaine, NéoTerra ne fait pas tout. « Peut-être faut-il relancer la loi Egalim en panne ? Demain, il faut une agriculture offensive, qui saura prendre la parole. Tout le monde est d’accord sur les objectifs. Ce que la profession se demande, c’est comment on rebondit dès cet été, en septembre, au travers d’un plan de relance ambitieux en France et en région qui saura tenir compte des enseignements de la crise et respecter le long terme de NéoTerra ». 

Au cœur du Green Deal

Au moment où l’alimentation, comme d’autres secteurs, se pose la question de sa relocalisation et de la hiérarchie de sa souveraineté, le directeur scientifique agriculture à l’INRAE (l’institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), Christian Huygue, y pose quelques conditions et nuances. « Ce qu’on a vu au travers de cette crise, c’est aussi la complexité des circuits d’approvisionnement, malgré le fait qu’ils aient montré une grande robustesse. En vérité, la question qui se pose, c’est surtout la relocalisation des fruits et légumes. Il faut réfléchir à trouver le bon équilibre entre la demande de reterritorialisation et des circuits qui subissent des transformations importantes. Pour éviter que les industries ne reposent que sur des recherches d’économies d’échelle, il faut envisager des industries plus petites capables de valoriser des produits locaux. Il faut aussi que les deux intègrent dans l’équivalent de leur coûts de production les risques environnementaux (pesticides, changement climatique) et un coût supplémentaire censé éviter qu’une crise sanitaire ne se produise. C’est ce qui est au cœur du green deal ».

Si Alain Rousset cite quelques exemples d’initiatives de circuits courts mis en place pendant le confinement par la collectivité qu’il dirige (à l’image de cette plateforme de mise en relation directe entre producteurs et consommateurs, la mise en place de circuits courts en vente directe dans les cours des lycées de la région ou la volonté de rendre plus restrictives les conditions d’accès aux commandes publiques (58 millions de repas par an dans les collèges et lycées de la région), le sociologue et directeur de recherche au CNRS Jean Viard est plus sceptique sur la domination du circuit court. « La consommation locale ne sera jamais qu’une partie de l’agriculture, même si elle peut monter un peu, parce qu’au fond le consommateur n’est pas rationnel et que l’essentiel passe par des circuits intégrés. On a cela dit trouvé de nouveaux systèmes, il faut les favoriser, mais il y a aujourd’hui des personnes vulnérables pour qui le prix est la condition principale d’achat ». Si, pour l’heure, l’encadrement des prix ne semble pas d’actualité, le spécialiste affirme, optimisme et taxe carbone aux frontières en tête, miser sur les coopérations. « On ne peut pas s’en sortir tout seul. Cette crise va permettre d’imposer des règles. Si on doit augmenter les charges pour réduire l’impact carbone ou l’import de soja OGM, les gens l’accepteront. On a modifié le rapport de force entre les politique et la nature, il faut en profiter ».

Demander des comptes 

La PAC, qui devrait représenter plus d’un tiers du budget européen (qui passera également par un fonds de relance de 500 milliards d’euros), aux côtés des aides des collectivités et organismes, « font qu’il n’y a aucune autre activité économique qui soit autant aidée que l’agriculture aujourd’hui. La PAC, c’est dix milliards par an et plus de 50% du revenu des agriculteurs », affirme Alain Rousset. « Qu’est ce qui empêche le gouvernement, même par rapport au Mercosur, de fixer les règles qui limitent par la qualité et la traçabilité des produits, ce qu’on reçoit pour nos bêtes ? On peut, même en Creuse ou en Corrèze, faire des pois, du trèfle, de la luzerne pour avoir des compléments protéiques pour les animaux ». Dominique Graciet, lui, est plus mesuré sur l’agriculture dopée aux aides et subventions. « La PAC est là pour donner les moyens à l’agriculture de s’adapter. Les agriculteurs sont massivement soutenus, encore faut-il voir dans quelles filières : celles qui rémunèrent le moins. La faiblesse des fonds propres est le premier frein à l’adaptation des exploitations, à NéoTerra et à tout le progrès. La PAC ne doit pas simplement être une discussion de marchand de tapis, elle doit fixer un cap pour l’agriculture européenne et donner les moyens aux exploitants agricoles d’investir dans le progrès. Si elle reste statique, ce sera un somnifère, une anesthésie de l’agriculture qui se réveillera dans dix ans en dehors des clous et en dehors de la rentabilité sur les différents marchés ». 

Au rayon des solutions pour transformer cette agriculture en pleine mutation, on retrouve donc la recherche, la coopération entre les scientifiques et le monde agricole. « C’est un grand métier du futur, à la fois technologique et scientifique. Il faut que le monde agricole porte cette innovation et ne la considère pas comme une contrainte », souligne Jean Viard. « L’Agriculteur vit essentiellement de la valorisation de ses produits. De quoi sera fait un revenu agricole demain avec toutes les fonctions demandées à l’agriculteur ? Seul, il n’a pas la réponse », lui répond Dominique Graciet. « Le grand piège, c’est d’importer les produits qu’on ne veut pas produire en France, c’est-à-dire subir en permanence des distorsions commerciales en achetant au moins cher à l’extérieur alors que l’on rajoute des surcoûts à la production française pour la sécuriser. On a besoin de l’expérimentation mais il y a un grand travail à mettre en place pour que chercheurs et agriculteurs se retrouvent dans les grands enjeux. Il faut que les organismes de développement se parlent, pour montrer aussi les difficultés dans le changement. L’objectif est-il vraiment consenti ? Il faut définir ensemble les moyens de terrain pour évaluer le travail et le réorienter et le faire partager par un plus grand nombre. On gaspillera de l’argent si on n’a pas ce relais de terrain efficace pour vulgariser l’innovation dans le temps ».

Mais cet « amour » paysan, évoqué plus haut, passe aussi par celui du relief et du visage de nos vallées, et des paysages agricoles. Christian Huygue cite, en exemple corrélé, les récentes études sur l’effondrement de la biodiversité et une étude datant de 2018 sur l’effondrement des chaînes de régulation dans la population des insectes, premiers indicateurs de cette chute. « Le premier déterminant, c’est la taille moyenne des parcelles agricoles. Dès que la moyenne des îlots cultivés dans un territoire dépasse quatre hectares, il y a un effondrement inéluctable de la biodiversité. Un paysage n’est pas subi, il est choisi. Il faudra repenser les couverts végétaux, les rendre plus complexes, avec plus de cultures, généraliser les plantes de service parce qu’il n’est plus acceptable d’avoir des sols nus l’hiver car les couverts sont soumis à l’érosion et que le résultat, ce sont des sols extrêmement fragiles. L’agriculture de demain sera plus complexe, il faudra repenser aussi l’ensemble des logiques de formation et de conseil », termine l’expert. Mais alors, sous quelle forme ? Circuit classique ou court ? « Opposer les deux, c’est un peu derrière nous », répond le président de la Chambre d’Agriculture. « Ils sont complémentaires suivant la réceptibilité des gens. Heureusement qu’une coopérative envoie du vin ou du foie gras hors région. Les contacts directs avec les agriculteurs valident cette démarche, ça donne de la crédibilité dans le produit et ça guide la consommation de manière durable. Certains consommateurs se plaignent aujourd’hui de la hausse du prix des produits, mais on sait que nous avons eu un petit rythme dans les chaînes de transformation, ce qui a entraîné des surcoûts. L’adaptation, l’ingéniosité, l’écoute et la bienveillance sont la clé pour la suite ».

Une suite que Jean Viard voit comme une balance, non pas commerciale mais sociale, entre l’acceptation du voisin et les nouvelles pratiques agricoles. « La campagne n’appartient plus au paysan, même s’ils en sont le cœur. Ils veulent expliquer ce qu’ils font, les jeunes sont plus ouverts, mais il faut aussi écouter la société. Emmanuel Macron avait promis cinq milliards pour opérer une mutation de l’agriculture, ça ne serait pas idiot de lui demander des comptes parce qu’on en aurait bien besoin pour aider les fermes à se transformer et les hommes à se reformer ». Sacro-saint sens de la formule… 

L’info en plus : retrouvez l’intégralité du débat sur le site internet de l’Agri-Web TV.

Partagez l'article !
Copier le lien Partager sur FaceBook Partager sur Twitter Partager sur Linkedin Imprimer
On en parle ! Nouvelle-Aquitaine
À lire ! AGRICULTURE > Nos derniers articles