Tribune Libre Patrick Chastenet : On étouffe


Patrick Chastenet
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Temps de lecture 3 min

Publication PUBLIÉ LE 01/02/2021 PAR Patrick Chastenet

Des deux côtés de l’Atlantique, ces morts par asphyxie peuvent être traitées comme de simples bavures ou, au contraire, analysées comme le symptôme d’une pathologie sociale. Ils m’ont rappelé les mots prononcés par mon ancien professeur, Jacques Ellul, lors d’un entretien qu’il m’avait accordé en 1981 pour Le Monde : « On ne peut pas créer une société juste avec des moyens injustes. On ne peut pas créer une société libre avec des moyens d’esclaves. » Par association d’idées, cette formule me revient régulièrement. On étouffe sous le masque ! On manque d’air en régime de confinement. La démocratie respire moins bien après deux ans d’état d’urgence et de « guerre au terrorisme », suivis d’une année d’état d’urgence sanitaire et de « guerre » au Covid-19. Qui dit guerre, dit couvre-feu. La liberté de circulation est pourtant l’une des pièces maîtresses des droits fondamentaux. Les restrictions apportées à la liberté de la presse par la loi « sécurité globale » inquiètent. Mais cette dérive autoritaire n’est-elle pas un aveu d’impuissance ?

Gouvernement technicien

Dans La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), on pouvait déjà lire, sous la plume d’Ellul, cet avertissement qui raisonne curieusement à l’heure de l’application TousAntiCovid : « Chaque habitant sera suivi dans toutes les étapes de sa vie, géographiquement, biologiquement, économiquement, et la police saura avec exactitude tout ce qui est nécessaire pour contrôler chacun. Elle n’a plus besoin d’être brutale et inquisitoriale, elle ne se fait plus sentir, mais elle colle à chaque instant de la vie de chacun, de manière invisible et insaisissable. » (p. 374) Or, ce qui frappe lorsqu’on observe la situation actuelle c’est que pour sauver le système hospitalier nos dirigeants font coexister les techniques statistiques les plus sophistiquées avec les méthodes les plus archaïques et les moins démocratiques. Ont-ils vraiment le choix ? Ici encore l’auteur de L’Illusion politique peut s’avérer un guide utile. Qui gouverne en réalité ? Le technicien, répond Ellul. Le politicien occupe seulement le devant de la scène. Plus la matière est complexe – ce qui est le cas avec cette pandémie – moins elle est débattue et traitée démocratiquement. Le gouvernement Macron en l’espèce ne fait qu’endosser des choix effectués par différentes catégories d’experts qui, au sein de l’administration centrale et des cabinets ministériels, tirent leur légitimité de leur compétence – supposée ou réelle – et non pas du suffrage universel. La mise en place, en mars dernier, d’un conseil scientifique présenté comme un organe d’aide à la décision n’est que la partie visible de l’iceberg. Les couacs de communication ne sont en réalité que l’expression de rapports de force.
Deux logiques s’affrontent en effet. La première tablerait volontiers d’individus consommateurs faisant tourner l’économie à plein régime, remplissant leurs chariots le samedi et leurs devoirs électoraux les jours de scrutin. La seconde, l’œil rivé sur les taux d’admission en réanimation et sur les courbes d’évolution du nombre de cas déclarés, vise la bonne administration des corps au nom des seuls impératifs de santé publique. La victoire de la seconde signifierait une sortie plus ou mois longue de l’espace démocratique, y compris avec le consentement de l’opinion publique. Car si la démocratie représentative suppose délégation et non pas abandon de pouvoir, si elle peut même à l’occasion s’adjoindre les services d’agence spécialisées fournissant des outils d’aide à la décision, elle ne peut sans conséquence laisser une aristocratie technicienne se substituer aux gouvernants régulièrement élus par le peuple souverain. Même exercé au nom du bien commun par des médecins bienveillants, un pouvoir fondé sur la seule autorité de la science n’en reste pas moins un pouvoir tyrannique.


Patrick Chastenet est l’auteur de l’ouvrage Introduction à Jacques Ellul, Repères/La Découverte, 2019

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