En Nouvelle-Aquitaine, les producteurs d’asperges « au jour le jour »


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Temps de lecture 13 min

Publication PUBLIÉ LE 01/04/2020 PAR Romain Béteille, Anne-Lise Durif

Le mois de mars marque généralement le début de la saison des asperges. Dans le sud de l’ex-Aquitaine, elle est arrivée de façon précoce. « On a commencé début février, du coup nous avons déjà recruté », explique David Ducourneau, le président du syndicat des asperges des Landes, « en temps ordinaire on aurait eu un manque de 15 à 20% de main d’œuvre pour compenser l’absence des saisonniers étrangers dans les semaines à venir ». Mais là non plus, le consommateur n’est pas eu rendez-vous. « On a déjà dû baisser la production de 50% depuis mi-mars, entre la fermeture des restaurants, puis des marchés ». Même son de cloche du côté de l’association des producteurs d’asperges du Blayais, où la récolte a démarré il y a une quinzaine de jours. « Depuis l’appel du ministère de l’agriculture et de la FNSEA, on a de multiples appels téléphoniques de gens prêts à travailler, le problème, c’est qu’on n’a pas de besoin puisque nous allons devoir arrêter la production », explique Jean-Pierre Bouillac, l’un des vingt membres de l’association du Blayais, « c’est fichu pour les 20 à 30% de production en catégories 2, c’est-à-dire les asperges hors calibre, trop petites ou tordues, qu’on écoule généralement sur les marchés. On garde les plus belles pour la grande distribution et on va devoir jeter le reste ». Les supermarchés de proximité ont joué le jeu en cherchant à s’approvisionner en local auprès des petits producteurs, mais cela ne suffira pas à pallier le manque à gagner. « Dans la tête des producteurs d’asperges, la page de cette récolte est déjà tournée, la saison est fichue. Devant la conjoncture, les producteurs du Blayais ont décidé la semaine dernière de tout arrêter », explique Jean-Pierre Bouillac, « Ils se concentrent désormais sur la préparation de la récolte de l’an prochain. Aujourd’hui il y a d’’autres productions à mettre en place comme les légumes d’été. C’est un travail indispensable si les français veulent trouver un minimum de produits frais en sortant de confinement ».

Le Blayais s’adapte

Marcillac, 31 mars 2020, au Domaine de Tout l’y faut. Dans ce petit coin du blayais, les producteurs d’asperges sont comme les champignons dans la forêt : on n’a pas de mal à en trouver lorsque la saison arrive. Sauf que cette année, l’incertitude s’invite au menu de la récolte. Avec l’épidémie de coronavirus, comme partout ailleurs, les agriculteurs et producteurs d’asperges ont dû tenter de s’adapter à une crise soudaine et ont vu les portes des restaurants, des marchés et de beaucoup de leurs circuits habituels se fermer une à une en raison des mesures de confinement. Les quatre ouvriers de Jean-Marie Camus ont terminé plus tôt que d’habitude ce matin-là, pas beaucoup d’asperges à ramasser dans ses deux champs. Les quelques flocons et le coup de froid de ces derniers jours y sont sans doute pour quelque chose. « J’emploie quatre personnes plus une cinquième un jour sur deux. Pour l’instant, c’est suffisant.  Il fait plus froid, donc ça se calme, mais c’est sûr que s’il se met à faire bien chaud et à bien produire, il me faudra d’autres personnes. En ce moment, ça ne pousse pas, mais on m’en demande ». En termes de mesures barrière, l’exploitation gérée par Jean-Marie et sa femme Véronique (confinée en Haute-Savoie) essaie de faire le maximum pour la main d’œuvre disponible. « On s’espace d’un rang quand on ramasse dans le champ, tout le monde a des gants. Au local, on se lave les mains, ils ont des gants pour toucher les asperges, je mets des barrières en plastique entre eux pour éviter les contaminations. Chacun amène sa gouge. J’avais acheté des gants au préalable avant le problème, mais le stock baisse. Dans les grandes surfaces, il n’y a plus de gants jetables. Et on n’a pas de masques ». 

asperges blayais

Jean-Marie Camus l’assure, l’ouverture de la boutique en vente directe n’a pas changé ses horaires : on peut venir y chercher des asperges et du vin « tous les jours ». Mieux vaut juste passer un coup de fil avant… 

Même casse-tête pour la distribution : les asperges des Camus sont livrées au drive fermier de Bordeaux (entre 100 et 150 kilos en année normale, probablement jusqu’à 200 cette année) : « Je livre des asperges dans des cagettes, j’ai un masque en tissu, je pose les cagettes et je m’en vais. Les agriculteurs de permanence trient les produits, ils ont des gants et un masque », continue Jean-Marie, qui dit fournir aussi des magasins de producteurs. « On essaie de se débrouiller pour trouver des magasins, j’en envoie hors département et hors région par transporteurs en Vendée, dans les Alpes… La coopérative me dépanne quand j’ai des problèmes. Actuellement, je livre une fois par semaine alors que normalement, pour certains magasins, j’alimente deux fois par semaine, voire plus ». La vente au magasin, elle, ne s’est pas arrêtée du fait des mesures de confinement : « on fait de la vente directe tous les jours. Nos habitués nous appellent et on s’arrange ». Ses asperges, Jean-Marie les vend aux alentours de 7,50 euros le kilo. Dans un sens, il se félicite presque d’avoir un peu anticipé la crise. « J’avais préparé des champs d’asperge, mais je n’avais pas tout préparé en surfaces parce que j’étais déjà un peu en retard dans la vigne (une vingtaine d’hectares en HVE 3). Ensuite, le Covid-19 est arrivé, je le sentais mal donc j’ai arrêté de préparer les champs. Vu la météo et les clients qui appellent, je vais préparer une partie de champs en plus dans les jours qui viennent. J’ai peut-être trop amorti, j’aurais peut-être dû faire un peu plus de champs parce qu’aujourd’hui on est un peu justes. De toute façon, on est un peu au jour le jour. Si je sens que ça pousse et qu’il n’y a plus de clients en face, je vais être obligé d’arrêter des champs, pour éviter de jeter ».

Changer les pratiques

Comme l’affirme Gilles L’Évêque, technicien de la Chambre d’agriculture de Gironde, toutefois, « les unités de production sont plus petites dans le blayais. C’est une zone traditionnelle de production secondaire pour l’asperge, ce n’est souvent pas la production majeure de l’exploitation mais plutôt une culture de diversification. La plupart ont de la vigne. Ce ne sont pas de grosses exploitations, hormis quelques-unes. Ils arrivent à fidéliser de la main d’œuvre saisonnière plus facilement que le coopérateur des Landes ou du Sud-Gironde, qui lui n’a que ça et qui ne va faire venir des salariés que pour la récolte des asperges. Ils ont aussi beaucoup de main d’œuvre locale. Au sud de Bordeaux et dans les Landes, on a des structures beaucoup plus importantes en surfaces, ce sont des profils céréaliers avec de grandes surfaces. Eux sont très demandeurs de main d’œuvre saisonnière, en grande majorité étrangère, contrairement au blayais. On a quand même des saisonniers équatoriens, portugais, roumains ou polonais (de moins en moins avec le plein-emploi en Pologne). Avec le coronavirus, la fermeture des frontières et la peur des salariés, il est très difficile de les faire venir ».

Ainsi, sur les cinq saisonniers de Jean-Marie Camus, le noyau dur est composé d’habitués domiciliés à environ une dizaine de kilomètres aux alentours. Mais pour les producteurs d’asperges du blayais, il a tout de même fallu faire face à un défi de taille : trouver des circuits pour écouler sa production. Tous n’ont pas réagi de la même façon, confirme le consultant de la chambre. « Pour beaucoup, ça a changé les pratiques de distribution. Certains se sont très vite adaptés, même si c’était une nécessité économique pour eux, ils ont bien rebondi et ont valorisé ce rebond en termes de prix et de volumes. Ceux qui étaient sur des circuits de distribution de restauration par le biais de grossistes ou en direct ou en vente stricte à la ferme, par contre, payent les pots cassés. S’ils n’ont pas pris l’initiative d’aller démarcher la grande distribution pour vendre, ils ont toujours les frigos pleins ou ont arrêté de récolter sur une grande partie de leurs parcelles. Ceux qui sont partis pour organiser des drive fermiers s’en sortent mieux ». Certains livrent même à domicile. 

Désordres et made in France

Dans l’ensemble, cependant, l’inquiétude est forte, moins pour les conditions de ramassage dans les champs, où l’on peut adapter en espaçant d’un rang supplémentaire pour rallonger la zone de contact, que pour l’étape cruciale du conditionnement. « Les producteurs ont tous conscience du besoin de prendre des mesures, mais elles ne sont pas forcément évidentes à mettre en place. Les mesures d’hygiène sont prises, ils ont des gants. La plupart ont intégré la problématique du transport pour aller au champ, chacun sa voiture ou une voiture par foyer. Pour le conditionnement, des entreprises ont intégré des distances de sécurité, sauf que ça fait moins de personnes à l’instant T et le rendement est deux ou trois fois moindre. C’est clairement le plus difficile, mais souvent entre le personnel du champ et celui en station, c’est souvent des personnes différentes. Pour respecter le mètre, il faut en virer au moins un sur deux… ». Le « gros désordre » de ces quinze derniers jours, « tombé en même temps que l’accroissement de la production », semble toutefois ralentir selon Gilles L’Évêque. « Certains ont décidé de ne pas ramasser les asperges par pénurie de main d’œuvre et parce qu’ils ne pouvaient pas les vendre. Ça fait une perte sèche. Personne n’a fermé boutique, mais beaucoup ont tout arrêté pendant une semaine. Heureusement, la plupart ont plusieurs circuits de distribution, mais ils sont tous impactés. Je m’attends à un chiffre d’affaires en forte baisse à la fin de la saison. La fin de la récolte aura lieu fin mai, mais le mois de mai ne rattrapera pas la période fin mars/début avril. En mai, c’est moins productif dans le blayais ». 

asperges 2020

Ce 31 mars, la récolte a été faible sur les champs d’asperges de Marcillac.

En fin de semaine dernière, toutefois, la grande distribution s’est engagée à privilégier le made in France, autant pour l’asperge que pour la fraise, elle aussi en difficulté. « Des promotions ont été lancées. Même si les prix sont bas, ça permet de relancer la consommation. Comme c’est la seule alternative commerciale en volume, on voit arriver des prix de crise à moins de quatre euros le kilo en catégorie 1. Avec l’arrêt de la récolte et le coup de froid, la production a ralenti mais la demande a augmenté donc les prix remontent ». Reste que les producteurs du blayais ne sont pas, à l’en croire, les plus à plaindre. « Les coopérateurs du Sud-Gironde et des Landes seront, à mon avis, beaucoup plus touchés que les producteurs indépendants et même parmi eux, il y aura une grosse variabilité en fonction des créneaux commerciaux des uns et des autres. C’est, de toute façon, un coup de massue de plus pour un secteur déjà fragilisé puisque les vignes ont connu les épisodes de gel ces dernières années ». À Marcillac, en nous montrant ses champs d’asperges encore recouverts de bâches blanches, Jean-Marie Camus confirme. On vient de passer quatre ans difficiles, la cinquième année ne se présente pas bien non plus. On n’est pas dans le rouge, mais il faut faire très attention. Au niveau de l’achat de matériel, je n’investis plus rien depuis quatre ans ». Le dernier appareil qu’il a acheté a été pour traiter la vigne : un appareil de traitement… confiné.

Inquiétudes landaises

À Villenave, dans les Landes, on était beaucoup moins relatif chez la productrice de légumes bio plein champ Émilie Moureu. Habituellement, ce sont 35 tonnes d’asperges qui sortent chaque année de ses champs en pleine saison. « Les frigos sont pleins d’asperges et il faut qu’on abandonne au moins la moitié de nos cultures en cours pour ne pas travailler pour rien. On a fait un tiers de la saison, le plus gros pic de consommation en France c’est pour Pâques, comme pour la fraise ou l’agneau. Je suis sur les parcelles, aujourd’hui mon champ est coupé en deux. Une partie est maintenue pour continuer à alimenter le marché. Je vais perdre deux tiers de la récolte. La saison a duré un mois. Le début de saison a des prix plus rémunérateurs mais avec des quantités très faibles. C’est une année entière de travail, on en est à la finalité et c’est à ce moment-là que l’on jette. Si c’était arrivé cet été, ça m’aurait fait moins mal au cœur parce qu’on n’aurait dépensé que la moitié de temps, d’énergie et d’argent dans la culture. Là, c’est une année complète ».

Au moment d’estimer ses pertes, Émilie parle de 100 000 euros, sachant que l’investissement à l’hectare représente 30 à 40 000 euros annuels. « C’est la production à plus haute valeur ajoutée sur notre exploitation (qui cultive aussi des carottes, des radis, du maïs et du soja alimentaire) mais aussi en termes de production végétale sur les Landes, avec le kiwi. Et puisqu’elle est liée à une coopérative, diversifier ses modes de distribution est moins évident que pour Jean-Marie Camus. « On ne peut pas vendre plus de 15% de notre production en dehors de la coopérative. Il y a des aides européennes à la clé, on ne va pas déroger à la règle. Même si on pouvait écouler tous nos stocks en direct, on ne pourrait pas. De toute façon ce serait impossible, on a des volumes énormes ». D’autant que, comme elle l’affirmait le 25 juillet dernier, « la grande distribution ne joue pas forcément le jeu. On est allés dans des magasins photographier des prix de vente, on a vu des asperges payées 4,50 euros le kilo au producteur, revendues en magasin 23,50 euros… De toute façon, la grande distribution a des stocks d’exports en asperge péruvienne et d’autres pays qui arrivent sur le marché à 6,50 le kilo sachant qu’on est payés 5 euros de kilos. Ces produits étrangers ne répondent pas au cahier des charges que nous nous imposons, notamment concernant leur conservation au chlore, c’est déjà écœurant », s’insurge Émilie.

asperges prix

La semaine dernière sur leur page Facebook, les Jeunes Agriculteurs des Landes n’hésitaient pas à appuyer le contraste…

Avec des asperges en sur-maturité, des frigos pleins et des coopératives peinant à absorber tout le stock, Émilie est pessimiste. En revanche, elle est moins inquiète sur les mesures de sécurité que sur le besoin en main d’œuvre qualifiée (sur dix employés, cinq sont des saisonniers étrangers « venant surtout du Maroc et de l’Espagne, arrivés au tout début de la saison qui a commencé un peu en avance »). « Les aspergeraies sont plantées à trois mètres d’intervalles, on est donc largement au-dessus des recommandations des barrières sanitaires. Tout le monde travaille avec des gants, et pas uniquement depuis le coronavirus. Le virus est détruit au-delà de soixante-dix degrés, hors l’asperge blanche est cuite à la vapeur ou à l’eau. L’asperge verte est cuite au four ou à la poêle, il n’y a donc pas de risques. Il n’y a pas de mesures particulières en dehors de celles que l’on maintient tout au long des saisons de récoltes chaque année », affirme la productrice landaise. « Par contre, sur les chaînes de lavage et de tri, des personnes sont postées face à face. Pour respecter les mesures barrière, on a dû supprimer des postes sur la ligne pour respecter la distance. La conséquence, c’est la diminution des cadences. La station ne peut pas assimiler à moins de personnel la quantité d’asperges reçues, d’où la diminution de la production. Récolter des asperges, ça ne s’apprend pas du jour au lendemain, mais la main d’œuvre étrangère qualifiée est bloquée avec la fermeture des frontières. Pour remplacer une personne formée sur le poste de taille ou d’éclaircissage, il va falloir compter sur minimum deux personnes pour tenir la cadence, donc deux fois le coût. La pomme, par exemple, est déjà un secteur très concurrentiel, donc si on double la charge de main d’œuvre, ce sera très compliqué ». 


Appel aux bras et retour à la terre

Les besoins en main d’œuvre dans les exploitations agricoles ont été quantifiées à 200 000 selon la FNSEA, l’un des principaux syndicats agricoles de France. Le 24 mars dernier, le ministre de l’Agriculture a lancé un appel pour recruter des bras afin d’aider les agriculteurs. Visiblement, celui-ci a été entendu puisqu’au 31 mars, 177 000 personnes ont postulé sur le site officiel « Des bras pour ton assiette », ouvert le 17 mars. À tel point que le « rêve d’un retour à la Terre » serait déjà une tendance de fond. Cette main d’œuvre nouvelle, si Jean-Marie Camus n’en a pour l’instant pas constaté l’impact, pose aussi la question de la formation. « Si ça ne les intéresse plus où que c’est compliqué, libre à ces personnes de partir. L’impact économique serait d’autant plus grand si elles le décidaient », souligne Émilie. « Le fait de mettre en relation les candidats et les agriculteurs fait qu’il y a une vraie solidarité, il y a des candidats, les gens veulent aider », confirme cependant Gilles L’Évêque. La limite, c’est le professionnalisme : on ne ramasse pas des pommes ou des cerises comme des asperges, ça nécessite un apprentissage, surtout pour l’asperge blanche parce qu’il faut aller la chercher à la gouge dans une butte de terre ».

Si les candidats sont en ce moment en train d’affluer dans les fermes françaises en manque de bras, la suite est incertaine et l’impact sera de toute façon général. « On va attendre le paiement de la grande distribution pour savoir ce que coût moyen de la récolte, aussi courte fut-elle, a pu rapporter à l’exploitation. Si on peut réussir à tomber sur une année nulle, ce sera un très grand gain », espère Émilie. « On peut estimer que la crise, en moyenne, aura impacté entre 10 et 50% de la production d’asperges, peut-être même plus pour ceux qui ont tout arrêté ». Au milieu de cette conjoncture défavorable se dessine encore un petit espoir : une prise de conscience qui pourrait venir après l’épidémie pour le consommateur envers une agriculture qui, bien que plébiscitée, reste toujours en mal d’amour. « Je ne sais pas si la France, si les gens prennent conscience de la crise que l’agriculture saisonnière est en train de traverser. Beaucoup vont y laisser des plumes, sans compter qu’on ne sait pas ce que sera le pouvoir d’achat des français en 2021… ». « Peut-être que ça va faire bouger un peu les lignes, que les gens se rendront compte qu’on existe », glisse Jean-Marie. Peut-être.

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