Isabelle Sorente : « Il y a urgence à être de nouveau humain »


Edition Jean-Claude Lattes
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Temps de lecture 4 min

Publication PUBLIÉ LE 08/08/2011 PAR Estelle Maussion

@qui! : Pourquoi avez-vous accepté l’invitation du Ceca à sa 17e université hommes-entreprises sur le thème du temps ?
Isabelle Sorente :
Parce que ce thème est intriguant. Il met en avant un paradoxe : la volonté de parler de l’importance du temps alors que nous vivons dans un monde d’accélération dominé par des logiques de vitesse. Dans un tel contexte, évoquer positivement le temps semble être un pari fou, donc attirant. Mais la démarche me plaît aussi parce qu’elle introduit deux autres éléments, l’entreprise, régie par l’exigence de rentabilité, et l’université, centrée sur le travail de fond. Ces deux univers entretiennent chacun un rapport différent avec le temps. Il va être intéressant de les confronter et même de tenter de concilier.


@! : Chaque invité apporte un éclairage sur un point spécifique, le temps de l’altruisme pour Matthieu Ricard, moine bouddhiste interprète pour le français du Dalaï-lama, ou le temps du théâtre avec le metteur en scène Jacques Weber. Vous allez explorer le temps de l’humain, qu’est-ce que cela veut dire ?
I.S. : Cela signifie prendre le temps d’être humain, c’est-à-dire apprendre à penser sans compter. Nous vivons dans une société accro aux chiffres. Nous ne parlons qu’à travers eux : le nombre de kilos qu’il faut perdre avec son régime pour être belle, le nombre d’entrées qu’un film doit faire pour être un succès, les résultats qu’une entreprise doit enregistrer pour restercompétitive. Je montre dans mon dernier essai, Addiction générale (2), que cette obsession des chiffres cache un fantasme d’une maîtrise parfaite des événements et d’une réussite infaillible, digne d’une action mécanique. Nous voudrions être aussi performants que des machines ! Cet état d’esprit est dangereux car il déplace l’attention de l’humain vers les chiffres, en finissant par oublier ou tuer l’homme. Pour moi, il y a urgence à être de nouveau humain. C’est le message que je souhaite faire passer.


@! :Concrètement, quels changements cela implique au quotidien ?
I.S. :
C’est être beaucoup plus lié aux autres qu’actuellement. C’est être capable d’intégrer le rapport aux autres dans sa conception du temps. Prenons l’exemple de la crise grecque. La lecture des journaux m’apprend le montant colossal de la dette du pays, la chute drastique du pouvoir d’achat et l’ampleur des manifestations dans les rues. Avec cela, je pense comprendre l’acuité de la crise vécue par les Grecs. Il n’en est rien. Je ne peux saisir exactement la réalité, à savoir qu’il s’agit d’une crise de la même ampleur que celle de 1929, que lorsque je pense à un cas particulier auquel je peux m’identifier. Me concernant, il s’agit d’un professeur de philosophie, qui n’étant plus payé depuis quatre mois, a été obligé de devenir cultivateur sur une vieille terre de sa mère pour survivre. Ce n’est qu’à ce moment là que je conçois ce que cela fait d’avoir un travail qu’on aime mais qui ne permet pas de subvenir à ses besoins. Il nous faut déplacer notre attention, captée par l’emploi marketing de la technologie, pour la focaliser sur les autres ou sur un autre. Cela rend notre esprit plus pertinent. Surtout, c’est la seule façon de restaurer notre raison et notre intelligence.


@ ! : Est-ce que vous prônez une sorte de nouvelle philosophie de vie, plus cool ou plus zen ?
I.S. :
Non, c’est bien plus radical. Notre aliénation à la performance nous conduit dans une situation de tension extrême face à l’ensemble des incertitudes du monde. Comme au bord de l’implosion. Nous ne pouvons plus continuer à nous comporter comme s’il suffisait de se lancer dans une course au profit pour atteindre le bonheur. Des économistes comme Joseph Stiglitz ou Muhammad Yunus, mais aussi des philosophes, ont montré que cela ne fonctionnait pas. Ce qu’on nous présente comme rationnel – la rentabilité, le profit fait le bonheur – ne l’est pas, et, s’entêter à y croire devient alors irrationnel. Nous arrivons au bout de notre modèle. Il faut en changer et passer à la compassion, cette attention aux autres dont je parlais. Mais que les choses soient claires, il ne s’agit pas de prendre soin d’autrui parce que c’est bien ou parce que le contraire serait mal. Il faut le faire car ce choix là est rationnel : c’est celui qui va assurer notre avenir. La compassion n’est pas une valeur sentimentale ou morale mais rationnelle et humaine. La perdre, c’est perdre la raison.


@! : Cette idée de la compassion a-t-elle une chance de convaincre et de se diffuser ?
I.S. :
Certains se la sont déjà appropriés et la défendent. Les hommes politiques partisans de la théorie du « care », Barack Obama aux Etats-Unis, Martine Aubry en France, développent cette idée. L’écologie industrielle, qui conduit à construire un écosystème (une ville ou une entreprise) dans lequel les déchets des uns sont la matière première des autres pour se développer durablement, participe de cette idée. Plus globalement, je suis convaincue qu’elle est en train de germer en nous et qu’elle va bientôt s’imposer. Une fois lancée, je suis optimiste sur sa vitesse de propagation. Mais la question est de savoir si elle sera plus forte que les incertitudes de notre monde actuel.
Photo : Edition Jean-Claude Lattes – Tous droits réservés

Recueilli par Estelle Maussion

(1) Le programme de l’université hommes-entreprises sur www.universitehommes-entreprises.com.
(2) Addiction générale, Isabelle Sorente, JC Lattès, février 2011, 200 p., 17 euros.

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