Chronique au temps du coronavirus


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Temps de lecture 3 min

Publication PUBLIÉ LE 23/03/2020 PAR Bernard Daguerre

Et tout d’abord La Peste d’Albert Camus, ce monument littéraire national. Une épidémie de peste dévaste, pendant plus d’un an la ville d’Oran au temps de la colonisation française (le livre fut édité en 1947). La cité est mise en quarantaine, isolée du monde. Le récit suit la progression et la lutte contre l’épidémie, les efforts de Bernard Rieux, médecin et acteur principal du roman. D’autres personnages, tous masculins (à l’exception de la mère du médecin), sont comme des buttes-témoins de l’avancée du mal. Chacun avec sa préhension toute personnelle du drame collectif : il y a là Rambert, un journaliste venu enquêter sur « les conditions de vie des Arabes », pris dans la nasse de la cité assiégée, cherchant à s’en échapper avant de se joindre à l’effort de guerre contre la maladie. Et encore Tarrou, à jamais dévasté, dans sa jeunesse, par les réquisitoires en faveur de la peine de mort de son procureur de père, et qui cherche dans sa lutte solidaire une réponse ou un effacement- à ses interrogations éthiques. La figure de Panneloux, prêtre aux prêches dominicaux rappelant les périodes de Sainte-Beuve paraît avoir vieilli, confronté à l’injustice de la mort d’un enfant, mais aussi conforté dans sa foi…  On complètera ce tableau avec Grand, fonctionnaire municipal, sous-employé dans les écritures de statistiques, poursuivant une œuvre littéraire obscure figée dans sa première phrase ; fascinant personnage, terne, triste et acharné, rappelant la posture de Bartleby le scribe, sublime créature de l’écrivain américain Melville.

Selon un ordre rigoureux dont s’était expliqué Camus, son récit tantôt alterne et tantôt mélange les parties dévolues à la tragédie collective et aux actions plus individuelles suivant un agencement organisé en cinq parties rappelant, au fond, les cinq actes du théâtre tragique. L’évocation de la ville est charnelle, percutante : avec ses odeurs, la chaleur poisseuse durant l’été, le vent qui vient de la mer (« les rues étaient désertes et le vent seul y poussait des plaintes continues. De la mer soulevée et toujours invisible montait une odeur d’algues et de sel. Cette ville déserte, blanchie de poussière, saturée d’odeurs marines, toute sonore des cris du vent, gémissait alors comme une île malheureuse »), la découverte au début du récit des rats morts qui encombrent les chaussées, plus loin les tramways réquisitionnés qui évacuent les corps à l’extérieur d’Oran, vers les fours où ils sont brûlés, faute de place dans les cimetières ; ville des faubourgs où Rieux exerce souvent son métier, ville des bars et des restaurants où on tente d’oublier. Ici Camus se fait chroniqueur moraliste : « Les fléaux …sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer…Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours …Nos concitoyens …pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux. ». On peut scruter encore le récit de Camus pour y parler des prisons en temps de crise sanitaire, les effets du couvre-feu nocturne (« une nécropole où la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire enfin toute voix »). On n’épuisera pas toute la splendeur tragique du récit, convulsions et lutte mêlées, allégorie, on le sait, de l’occupation nazie de la seconde guerre mondiale ; écrit après la catastrophe, il se termine sur l’évocation d’un avenir, que Rieux le narrateur, doute de trouver toujours radieux. Il faut, plutôt, imaginer Sisyphe heureux.

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