Culture | Chronique au temps du coronavirus
08/04/2020 | Manzoni : Les Fiancés, histoire milanaise du XVII traduit de l’italien par Yves Branca- 862 pages-Folio classique

Le roman de Manzoni Les Fiancés s’exhume comme un texte à (re)découvrir : il raconte les tribulations, au tournant des années 1630 de deux jeunes Lombards, Renzo et Lucia, promis l’un à l’autre et sans cesse empêchés de s’épouser.
Tout s’oppose à cette union : Don Rodrigue, un noble qui s’est épris de la beauté de Lucia, Don Abbondio, pusillanime curé du lieu, qui se dérobe à la cérémonie prévue devant les menaces de l’aristocrate, lequel envoit ses spadassins, ces Braves selon la terminologie de l’époque, pour enlever la jeune femme…Et à ces stratégies maléfiques, il faut encore ajouter les « forces de la nature », les mauvaises récoltes et la famine, les invasions et les armées, les maladies et les épidémies.
Voilà pour la trame générale. On laissera de côté tous les éléments qui font des Fiancés- édité en 1840- une œuvre majeure dans l’histoire littéraire italienne : irruption de la forme romanesque dans un pays plutôt familier avec le théâtre, la poésie et les poèmes épiques, choix d’une langue, le toscan, ce qui contribua fortement à l’unification linguistique du pays avant même son unité politique.
Une lecture contemporaine de ce roman mettra l’accent sur d’autres aspects de ce roman fleuve, tribulations de deux personnages ballotés et en même temps comme en marge du grand flux de l’histoire de leur temps. On écartera la dimension religieuse du récit, ces saints hommes- un moine capucin et l’évêque de Milan, qui protègent les jeunes gens et les guident. Car l’auteur, profondément catholique, croit à la dimension morale et religieuse de ces acteurs de terrain, si l’on peut dire, et favorise leur intervention qui modifie le cours de l’histoire. On s’intéressera d’avantage aux personnages gothiques, bien représentatifs de cette mode européenne du monde criminel souterrain : ici, une jeune nonne, la Dame de Monza, recluse de force au couvent par sa famille, inconsolable et saisissante « beauté abattue, fanée, et pour ainsi dire décomposée », qui décide de faire de Lucia la victime collatérale de son propre enfermement. Là, l’Innomé, personnage qui terrorise tellement les paysans établis non loin de sa forteresse maléfique perchée sur un nid d’aigle, qu’ils se refusent à le désigner par son nom propre. Et Don Rodrigue, bien sûr, qui agite le vaste écheveau de ses liens avec les sommités religieuses et politiques pour rapter Lucia.
Ces entreprises criminelles jalonnent de leurs embûches le parcours vers le bonheur de Lucia et Lenzo. Mais d’autres forces plus effrayantes encore se déploient, dotées d’une force autonome et terrifiante à un point tel que le destin des jeunes gens est laissé de côté ; mieux même, tout se passe comme si l’auteur, qui ne craint pas de se manifester dans le récit de manière souvent humoristique, les avait mis à l’abri, mais jamais très loin, du périlleux chemin de sa narration.
Car le cours de l’Histoire serpente, s’entremêle dans le récit : d’abord une émeute de la faim à Milan, dont Renzo, fuyant le courroux de don Rodrigue, est témoin et petit acteur involontaire. On retiendra de l’épisode que l’auteur se met à distance des narrations où le peuple est au-devant de la scène, à la différence par exemple d’un Victor Hugo, quasiment son contemporain de l’autre côté des Alpes.
La peste, cette maladie récurrente de la littérature universelle
Puis plus tard, c’est le cortège des malheurs qui suivent une armée en campagne. Replaçons-nous dans le contexte : la guerre de Trente ans qui dévaste le Saint- Empire romain germanique a des conséquences en Italie, où s’affrontent dans une sanglante guerre de succession différentes factions. Dès lors les armées, composées essentiellement de mercenaires très mal rémunérés qui devaient se payer sur la bête, s’abattent sur la campagne milanaise, dévastant tout. Les villageois fuient sur les hauteurs quand ils le peuvent. Ce sont d’ailleurs ces groupes mercenaires qui apportent la peste avec eux, comme l’attestent les chroniques de l’époque. Dès lors, comme le dit si bien Giovanni Macchia dans la préface à la présente édition : « Apparaît la maladie récurrente de la littérature universelle :la peste ». Elle dévaste Milan : les deux médecins qui les premiers mettent en garde contre l’épidémie, qui touche d’abord les plus démunis, et appelant à des mesures prophylactiques sont accusés de comploter et d’être « des ennemis de la patrie », le père de l’un deux manque de périr, reconnu dans la rue et sauvé en se cachant dans une maison amie. Lorsque la peste se répand et touche toutes les classes de la société et qu’il est désormais impossible d’en nier la réalité, les Milanais évoquent des complots : des actions volontaires menées par ceux qu’on appelle les oigneurs, souillant façades des maisons et places publiques avec de mystérieuses potions jaunâtres, répandant la maladie. Bien plus, on découvre des maisons où se fabriquent ces maudites mixtures…Alors pour conjurer le mauvais sort, on organise une procession où les reliques du saint patron de la ville seront promenées, peine perdue, la peste progresse encore…
Au cours de cette chronique méticuleuse de l’épidémie, l’auteur réintroduit son personnage : Renzo, à peine guéri de la peste, va chercher son aimée au fond du chaudron pestilentiel milanais. Ce sont des pages saisissantes d’une ville réduite à un charnier, où Renzo, pris pour un oigneur et pourchassé, en réchappe en sautant sur les charrettes transportant les cadavres vers les fosses communes. Tel un Orphée chrétien, avec l’aide des bons Capucins, le jeune homme retrouvera son Eurydice pour la sortir de cet enfer.
Dans ce triomphe romanesque, il faut voir aussi le triomphe du roman comme allégorie d’un monde politique inchangeable, inaliénable et désespérant. Seules les armes de la fiction en viendront, provisoirement, à bout.
Par Bernard Daguerre
Crédit Photo : Bernard Daguerre