Comment Bordeaux veut bouger sur la mémoire de l’esclavage


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Temps de lecture 12 min

Publication PUBLIÉ LE 25/04/2018 PAR Romain Béteille

Guerre de sièges

Le spectre de l’esclavage bordelais est tenace. La journée internationale pour l’abolition de l’esclavage, organisée chaque année le 2 décembre, a dernièrement permis de le mettre en lumière, notamment concernant les noms de certaines de ses rues appartenant à des armateurs ou commerçants impliqués dans la traitre négrière. Mais le sujet est dernièrement revenu sur le tapis municipal d’une bien curieuse manière, par le biais d’une bisbille politique. Karfa Diallo (dont nous avions réalisé le portrait en 2016), créateur de l’association Mémoires et Partages, a annoncé le 16 avril dernier avoir reçu un courrier de la mairie l’excluant de la commission de réflexion sur la mémoire de l’esclavage et de la traite négrière (héritière de la commission de réflexion sur la traite des noirs dans laquelle siégeaient les mêmes personnes), précisément celle qui a travaillé sur un rapport comprenant dix propositions concrètes pour faire avancer la ville de Bordeaux sur le sujet, rapport qui sera présenté à Alain Juppé le 10 mai prochain. Karfa Diallo, jusqu’alors membre de ladite commission, avait déploré cet état de fait (avant d’être soutenu par l’opposant socialiste Vincent Feltesse) en soulignant qu’il y avait eu « des réunions où (il) n’était même pas convoqué. Surtout, le fait qu’elle soit présidée par un adjoint au maire est un signe de son impartialité ». L' »impartial » en question, c’est Marik Fetouh, adjoint à la mairie de Bordeaux en charge de l’égalité et de la citoyenneté. Même s’il est déjà revenu sur ces tensions par l’intermédiaire de son blog, ce dernier a reprécisé ce lundi les vraies raisons qui, selon lui, ont poussé les membres de la commission à en exclure le Président de l’association Mémoires et Partages, histoire de faire taire d’éventuelles médisances.

Semaine de la mémoire

« Ça mettait en difficulté la commission sur le plan juridique mais aussi sur celui de sa fiabilité. Il lui a été proposé en novembre dernier de quitter ses fonctions de membre de la commission tout en gardant un statut d’interlocuteur privilégié(…)On a la logique de ne pas être dans des liens directs avec les acteurs mais d’être dans des appels à projets avec des jurys qui sont composés de membres de l’administration et d’experts, ce n’est pas l’adjoint seul qui prend une décision, elle est collégiale. En l’occurrence, sur le plan administratif, il y avait un avis extrêmement défavorable ». Par ailleurs, le jury de la semaine de la mémoire (composé, comme le précisent ses statuts, de membre de l’administration, d’élus de la ville, d’universitaires ou encore d’acteur institutionnels) a lui aussi rejeté un projet prévu par l’association dans le cadre de cette manifestation, sans, d’après Marik Fetouh, que ce rejet n’ait un lien avec celui de la commission en question. « C’est un problème de conflit d’intérêts », a-t-il précisé. « L’association Mémoires et Partages a fait une demande de subvention d’un montant de 1500 euros pour une marche aux flambeaux, la personne qui était en face du jury n’a pas été capable d’expliquer à quoi ce montant allait servir, d’autant que le projet total coûtait 5000 euros et qu’elle n’a pas non plus été capable de nous dire si les co-financements n’avaient pas été obtenus. Or il y a un critère de faisabilité important : quand on nous présente un projet qui fait 5000 euros et qu’on n’est pas capables d’être précis sur les co-financements, on ne va pas s’engager pour financer un projet sans savoir s’il est faisable ou pas. C’est la raison pour laquelle le jury a unanimement refusé de financer l’action, cela ne veut pas dire qu’à l’avenir on ne financera pas l’association mais il faut que ce soit des actions qui répondent au cahier des charges et qui respectent certains critères de faisabilité », a précisé l’élu (ancien candidat En Marche aux dernières élections départementales dans la troisième circonscription de la Gironde). « Ça mettait en difficulté la commission sur le plan juridique mais aussi sur celui de sa fiabilité. Il lui a été proposé en novembre dernier de quitter ses fonctions de membre de la commission tout en gardant un statut d’interlocuteur privilégié(…)On a la logique de ne pas être dans des liens directs avec les acteurs mais d’être dans des appels à projets avec des jurys qui sont composés de membres de l’administration et d’experts, ce n’est pas l’adjoint seul qui prend une décision, elle est collégiale. En l’occurrence, sur le plan administratif, il y avait un avis extrêmement défavorable ». Circulez, y’à rien à voir, donc. 

Méthodologie participative

Une fois cette petite guerre de sièges évacuée, restait à présenter, en plus du programme de la deuxième « Semaine de la Mémoire » déjà visible par tous, les conclusions des travaux de la commission entamés en juin 2016 pour tenter de bousculer et de moderniser un peu les travaux mémoriels au sein de la ville. Les membres de la commission en question ont donc planché durant deux ans sur la manière la plus adéquate d’entendre les habitants de Bordeaux (mais aussi de la métropole, du département où extérieurs) sur la question, au travers notamment d’une enquête en ligne (sous la forme d’un questionnaire) et d’une série d’auditions menées auprès de 42 personnes « issues du monde associatif local, des milieux universitaires, politique ou étrangères à ces sphères » à leur demande pour approfondir et écouter leurs propositions. Après l’exploitation des 1084 réponses au questionnaire, le constat est plutôt tranché même si Marik Fetouh affirme qu’il n’y a « pas eu de tri dans la réception des personnes entendues, tous les volontaires ont été auditionnés y compris des gens qui étaient à priori contre la politique mémorielle ».

Le résultat, c’est que 496 personnes ayant répondu au questionnaire « jugent la politique mémorielle insuffisante » ce qui réprésente, même de manière timide, une majorité face aux 439 qui l’ont jugée « plutôt bonne ». La majorité des propositions ayant remonté de ces interrogations, comme l’a précisé Yoann Lopez (docteur en sociologie, chargé de mission mémoire et rapporteur de la commission), portaient sur « la nécessité d’un parcours thématique, une demande pour mieux expliquer le nom des rues liées à l’esclavage, un désir de repenser la signalétique sur les quais et de valoriser un lieu emblématique, déjà existant où à créer, plutôt de type mémorial comme c’est déjà le cas à Nantes ». Le tout autour de deux thèmes particulièrement prégnants dans la somme des réponses obtenues : « celui de la repentance et celui des esclavages. Dans les questionnaires et lors des auditions, l’idée de pouvoir traiter l’esclavage en lien avec la traite et les esclavages modernes est souvent revenue. La commission a jugé important de préciser dans le rapport qu’il était nécessaire de ne pas confondre les deux puisqu’on est sur un esclavage construit sur une domination raciale d’un côté et construit sur une domination économique de l’autre ». Le tout a d’ailleurs été regroupé autour de quatre champs d’action, que Yoann Lopez a pu détailler. « Le premier champ donne la priorité au dialogue et aux partenariats à construire où à valoriser, le deuxième porte sur l’importance de l’apport de l’art et du culturel dans le processus mémoriel, le troisième sur le déploiement d’une pédagogie mémorielle 2.0 en faisant appel notamment au numérique et aux réseaux sociaux et, enfin, l’importance de repenser et valoriser l’existant et ne pas forcément partir que sur du neuf ». 

Propositions concrètes

De ces conclusions sont donc nées dix propositions concrètes qui seront par la suite examinées par la mairie (toutes n’étant pas forcément destinées à être adoptées même si les membres de la commission se déclarent « optimistes » à ce sujet), et certaines font un appel (surprenant) à une certaine modernité. C’est le cas de la proposition numéro six, qui envisage de « poser des QR codes » à activer via les smartphones, renvoyant vers un site internet pédagogique qui présentera les noms de rues retenues. Les plaques des six rues déjà identifiées  seront d’ailleurs complétées, même s’il faut encore trouver la bonne formule, ce qui est loin d’être évident à entendre François Hubert, anthropologue et ancien directeur du Musée d’Aquitaine. « Aujourd’hui, Mémoires et Partages dit qu’il « ne faut surtout pas débaptiser les noms de rues, ce serait une façon de rassurer les consciences. Au contraire, il faut expliquer ces rues ». Là dessus, on a décidé qu’il fallait faire quelque chose sur internet pour que les gens aient accès à toute cette complexité, ce qui ne veut pas pour autant dire que nous sommes défavorables au fait de donner des explications sous les noms de rues en donnant une petite biographie des gens concernés, en plus du système de QR codes », justifie le spécialiste. « Pour que cela ne soit pas contestable, on a demandé à un historien reconnu sur la place de Bordeaux (Hubert Bonin) de préparer des fiches sur tous ces noms, treize ont déjà été réalisées (sur 17 noms au total). En fonction de ces fiches, on pourra alimenter le site internet et avoir une réflexion sur ce qu’il faut mettre sur les plaques. Évidemment, c’est compliqué de mettre « bienfaiteur de la ville », comme ce fut le cas pour Bernard Journu-Aubert et de l’accoler au terme de négrier, il faudra trouver des systèmes ».

Pour le reste des propositions, on retrouve un panel assez large, entre un classicisme assumé (« renforcer le partenariat avec les acteurs associatifs et le Rectorat », « créer un Prix de la Ville récompensant une thèse de doctorat ou une publication scientifique portant sur l’esclavage ou la traite » histoire de rendre ces travaux plus visibles, « donner le nom d’un auteur antillais ayant eu des liens avec Bordeaux à un équipement culturel d’importance », « mettre en place une campagne de communication dans les transports en commun lors de la semaine de la mémoire » par le biais d’affichettes mettant en avant des citations d’auteurs ou encore « donner à des rues les noms d’abolitionnistes et d’esclaves ayant vécu à Bordeaux ») et une originalité assez singulière. C’est par exemple le cas de la proposition numéro quatre, qui souhaite créer un carré de jardin pédagogique (notamment composé de coton, d’indigo ou de canne) à l’intérieur même du jardin botanique situé sur la rive droite de la Garonne, en présenant des plantes « dont la production et le commerce furent liées à l’esclavage et à la traite ». La proposition huit, elle, envisage de construire une oeuvre mémorielle à l’effigie de Marthe Adélaïde Modeste Testas, ancienne esclave, à proximité du fleuve. Pour Carole Lemée, docteure en anthropologie, enseignante et chercheure à l’Université de Bordeaux, l’idée est moins de sacraliser un personnage en le rendant emblématique d’une période sombre de l’histoire de la ville que « d’avoir des personnes physiques que l’on puisse voir apparaître autour de ce thème qui, comme celui de la Shoah, donne souvent lieu à des représentations de masses informes derrière lesquelles les personnes disparaissent. Si on en vient à connaître d’autres personnes, on pourrait d’ailleurs imaginer élargir ce dispositif ». 

« Ce qu’on voudrait essayer de faire », continue l’enseignante-chercheure, « c’est d’évoquer, à travers Modeste Testas, la pluralité des différents parcours ». Si la question du lieu n’est pas tout à fait arrêtée, Marik Fetouh assure que le but de la commission est de rendre cet éventuel mémorial « visible. Il n’est pas certain que, même si ces derniers sont classés, la localisation sur les quais soit rédhibitoire. La question se pose aujourd’hui de manière différente, il faut avant tout voir les capacités de financement d’une telle installation ». D’autant que cette proposition entre en résonance avec d’autres, pas forcément inscrites dans le rapport. On pense notamment à l’idée, actuellement en cours de réflexion, d’organiser un parcours de la mémoire « officiel » qui pourrait être promu par l’Office de Tourisme de Bordeaux Métropole ou un guide des lieux de mémoires comprenant les travaux biographiques d’Hubert Bonin évoqués plus haut. Elle se téléscope aussi avec la volonté (exprimée par la proposition numéro neuf) de « valoriser et aménager le square Toussaint Louverture, où le fameux buste du héros de la guerre d’indépendance d’Haïti pourrait se refaire une beauté, via une mise en lumière renouvelée et l’ajout d’une plaque. 

Musée d'Aquitaine

L’une des salles du Musée D’Aquitaine dédiée à l’Histoire de l’esclavage et de la traite négrière.

 

Scénographie locale 

La dernière idée, et non des moindres, compte « renforcer les partenariats du musée d’Aquitaine avec des musées et sites patrimoniaux liés à la traite négrière ou à l’esclavage » et initier un partenariat avec Bordeaux et Port-au-Prince, pas forcément jusqu’au jumelage, le maire de Bordeaux n’appréciant pas forcément de les cumuler de peur d’en laisser quelques uns sur le carreau, de l’aveu même de son adjoint. « On s’orienterait davantage vers un pacte d’amitié, moins contraignant ». Laurent Védrine, nouveau directeur du Musée D’Aquitaine, a d’ailleurs précisé ces intentions. « Il y a eu de nombreux échanges avec d’autres musées et sites patrimoniaux liés à ces questions, de même que des prêts d’oeuvres qui se font par rapport à des expositions organisées dans différentes villes en France et en Europe. Dans un troisième temps, le but du Musée est d’essayer de développer des relations à la fois avec l’Afrique (une mission vient de se terminer au Ghana par rapport à ces questions de la traite négrière), l’espace Caraïbes et globalement les Amériques et les différents ports européens comme Lisbonne, Liverpool ou Bristol, jumelés avec la ville de Bordeaux. On est également en étroite collaboration avec le Musée des Ducs de Bretagne, à Nantes. Il y a des partenariats qui existent et des projets qui sont à renforcer ». Car l’espace du Musée consacré au sujet (y compris via l’exposition consacrée à l’île de Tromelin, censée être clôturée le 30 avril prochain) est loin d’être isolé : réseau Unesco à travers un site internet riche, Anneaux de la mémoire, CMPHE (Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage) qui rassemble beaucoup d’établissements patrimoniaux et de centres de recherches et dispose aussi de son site propre, « flammes de l’égalité »… la documentation et les travaux ne manquent déjà pas. Les idées formulées par le Musée ne comptent bien sûr pas balayer tous ces travaux du jardin mais y planter de nouvelles fleurs, en plus d’un colloque international réunissant, tous les deux ans, chercheurs et universitaires sur une thématique qui pourrait être, en 2019, liée à la muséographie de l’esclavage.

Il faudra cependant agir avec une relative prudence, car bien que passé dans le registre historique, le sujet de cette représentation muséïfiée est encore parfois rendu discutable comme le 23 mars dernier, date à laquelle la romancière Anne-Marie Garat a écrit son indignation devant le message affiché dans le musée par un cartel pédagogique sortant un peu du lot. Interrogé sur le sujet, le directeur du Musée d’Aquitaine a paru choisir soigneusement ses mots. « Peut-être que ce cartel peut être amélioré, on va voir. Ce sont des salles qui ont neuf ans, il y a bien entendu des choses à améliorer et à compléter en tenant compte de l’actualité de la recherche (il y a notamment eu deux thèses en neuf ans produites et un certain nombre d’articles). Le second élément important, c’est de mettre en contexte ce cartel par rapport aux plus de 300 autres écrits qui figurent dans l’exposition sur 800 mètres carrés. Effectivement, dans ce cartel, tout n’est pas dit, mais on va imaginer une manière de pouvoir compléter des éléments, même si ce sont des espaces tout à fait d’actualité, pertinents d’un point de vue scientifique et qui restent vraiment fondateurs par rapport à une relation entre une perspective historique et une dimension actuelle de l’histoire du XVIIIème siècle en nourrissant des réflexions par rapport à la compréhension de nos sociétés contemporaines, de leur complexité et parfois de leurs fractures ». Reste que ce rapport, à défaut de proposer trop d’idées à la disruptivité contestable, essaie de ménager vieilles méthodes et modernité, à voir donc ce que la mairie de Bordeaux va réellement en faire. Quant-à Mémoires et Partages, si elle n’est à-priori plus trop en terre de sainteté dans les souliers de la commission municipale (en tout cas, pour le moment puisque cette dernière est toujours créditée dans le programme de la Semaine de la Mémoire), elle a tout de même décidé de rebondir de son côté en organisant la fameuse « marche aux flambeaux » au financement décrié. Comme quoi la mémoire est parfois une affaire de point de vue. 

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