On retrouve ici la grâce de l’écriture de Philippe Delerm. La grâce de ceux qui sont doués pour le bonheur parce qu’ils ont la préscience de l’insoutenable légèreté de l’être. Celle-là même qui s’ assombrit de douleurs, grandes ou petites (c’est toujours de la douleur), parce que les zones d’ombre sont inévitables pour rehausser la lumière. Philippe Delerm raconte la petite musique intérieure, déstabilisée par les bécarres, les bémols, les dièses. Il raconte les dissonances non perçues par les autres, alors qu’elles sont pourtant l’écho sourd d’un profond déséquilibre. Il raconte les émotions. L’aventure intime de chacun. Ce que chacun a ressenti un moment ou un autre mais qui a été gardé secret, comme la peur devant la nuit qui s’annonce dont on ne parle pas. Là où d’autres vont créer des faits pour dire le vertige, Philippe Delerm dit le vertige lui-même, fait de ces infimes chutes, imperceptibles par autrui mais multitudes de cataclysmes pour celui qui les ressent. Savoir décrire cela, ça s’appelle la finesse. Philippe Delerm écrit comme d’autres filment, ce qu’on appelle « le cinéma d’auteur » : l’intelligence des émotions. Là où les cascades sont les revirements de l’âme, les courses poursuites celles de rêves presque accessibles et cruellement inaccomplis.
Comme en toile de fond au parcours de Marie, la musique est omniprésente. Et en même temps si légère. Juste pareille à la morsure fraîche de la brise du matin qui réveille, ou à la caresse pudique de la nuit qui s’annonce. Les émotions, à peine dévoilées par les mots retenus, trouvent en la musique un véritable espace de liberté, plus même : de sincérité totale, dans ce qu’elle a de paradoxal parfois, car il est difficile, même pour soi-même, de savoir dire la couleur exacte de ce que l’on ressent. En suivant le personnage de Marie on a cette image d’une femme qui surprend son reflet dans le trouble diffus d’une eau calme. Quand elle effleure, presque sans oser, la surface de l’eau, celle-ci se disloque en reconstituant un autre équilibre où l’harmonie et le chaos seraient sœur et frère jumeaux, à la fois pareils, à la fois dissemblables. Une paix où toujours se méfier de l’eau qui semble dormir. Il y a, dans l’histoire de Marie, deux jumelles, dont la beauté qui apparaît au départ seulement anecdotique a ce sens du poison qui peut guérir ou perdre. Le vertige du funambule, entre courage, foi, inconscience et chute.
« Prendre le risque du bonheur est un vertige » écrit Philippe Delerm. Comme se lever chaque matin et accepter le nouveau jour qui cherche à effacer la nuit. Comme se jeter dans le vide de cette nouvelle naissance, sans cesse remise en question. Elle marchait sur un fil est un roman qui révèle ce qui se cache derrière les choses visibles, « la vérité absolue de la voix humaine ». Il pourrait être « quelque chose comme ça jeté par-dessus l’épaule », il est, en vérité, « une mécanique impitoyablement réglée » où se révèlent « la clé des sentiments les plus profonds », les fêlures, les sorties de route, les désenchantements ainsi que la quête obsédante de quelque chose qui ressemblerait au bonheur. La danse tour à tour fratricide et renaissante du jour et de la nuit.
Elle marchait sur un fil, Philippe Delerm, éditions du Seuil.