Interview: Patrick Chastenet: Jacques Ellul ce visionnaire


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Temps de lecture 6 min

Publication PUBLIÉ LE 14/01/2012 PAR Olivier Darrioumerle

@qui ! : Jacques Ellul a lutté contre l’aménagement de la Côte Aquitaine au début des années 1970, son combat a-t-il été poursuivi ? 

Patrick Chastenet : Oui et au premier chef par la SEPANSO, et ses sections départementales, dont un certain nombre d’adhérents ont eu la chance de suivre ses cours ou de faire sa connaissance. L’association Aquitaine Alternatives s’est également inscrite dans la filiation directe de Jacques Ellul et de Bernard Charbonneau, précurseurs dès les années 1930 de l’écologie politique. Dans le désordre, on pourrait également citer Surfrider qui travaille sur la qualité des eaux de baignade, Vive la Forêt qui défend grâce à d’excellents juristes le massif forestier et le littoral girondin (siège à Lacanau), Bassin d’Arcachon Ecologie qui veille particulièrement sur l’urbanisation d’Andernos, d’Arcachon ou de La Teste); les Amis de la Terre (dans les Landes), l’ADALA, association des Amis du Littoral d’Anglet, dans le Médoc Une pointe pour tous et Agora Soulac énergie ; pour ne citer que quelques unes des associations pouvant illustrer la formule « penser global, agir local ».


@qui ! : Jacques Ellul est-il un auteur prophétique ? 

Patrick Chastenet : Pas un prophète au sens religieux du terme mais un visionnaire à l’évidence. On a souvent rappelé de son vivant, moi le premier, la parole biblique : « Nul n’est prophète en son pays », pouvant expliquer le succès de ses livres à l’étranger, et en particulier aux Etats-Unis, qui contrastait avec l’indifférence polie -et encore pas toujours !- qu’on leur réservait en France. Visionnaire il l’a été dans de nombreux domaines. Il a été le premier à s’opposer non pas au progrès en soi, ce qui est absurde, mais à ce qu’on peut appelerl’idéologie technicienne, « le bluff technologique » ou le culte du progrès. Il a très bien vu l’ambivalence d’un progrès technique qui nous libère autant qu’il nous aliène. On peut le constater tous les jours, chacun de nos gadgets familiers, de la voiture au téléphone mobile en passant par le sac plastique et l’ordinateur, comporte son lot d’avantages et d’inconvénients. La voiture n’est-elle pas un merveilleux outil de liberté ? Aller où on veut, quand on veut ! Oui mais à quel prix, pour nos villes, nos territoires, nos poumons… Le sac plastique n’est-il pas une formidable invention ? Pratique, léger, pliable mais toujours pas recyclable sans dommages pour l’homme, et imputrescible donc dangereux pour la faune aquatique. Quant à l’informatique et l’usage de la Toile, le sujet est rebattu mais inépuisable. Si l’on prend le seul cas de la Libye, on a vu d’un côté les combattants qui se servaient des réseaux sociaux pour coordonner leur action et de l’autre, le régime de Kadhafi qui avait fiché des milliers d’opposants grâce à un logiciel de surveillance du Web. L’Internet n’est ni bon ni mauvais, il est ambivalent.
Sur un registre plus léger, toutes les pratiques addictives liées à l’usage intensif des écrans de télé, d’ordinateur ou de Smartphones sont de parfaites illustrations de cet homme fasciné par la technique décrit par Ellul au début des années 1950.
Sur un autre registre dès les années 1980, il s’inquiétait de la déforestation, des pluies acides, de l’augmentation de la production d’émission de gaz carbonique et de ce qu’il nommait avec d’autres l’insécurité nucléaire. Alors qu’aujourd’hui disserter sur l’imprévisibilité des catastrophes consécutives au « génie » humain relève du lieu commun, Ellul nous disait qu’avec le nucléaire ce qui était prévisible c’était l’imprévisible. L’accident de Fukushima est venu tragiquement valider ce diagnostic.

Par ailleurs, l’essentiel de ce qu’il a pu écrire sur le thème de la propagande s’est vérifié. A commencer par l’idée selon laquelle la propagande n’était pas le seul apanage des régimes autoritaires ou totalitaires mais qu’elle concernait également les régimes démocratiques. Les conditions dans lesquelles les guerres en Irak ont été déclenchées et menées sont venues le rappeler à ceux qui en doutaient. Sa façon de montrer le caractère indissociable de l’information et de la propagande reste d’actualité. Alors que l’on oppose généralement l’information (domaine de la vérité) à la propagande (domaine du mensonge), Ellul a montré que la première était la condition d’existence même de la seconde. La propagande agit lorsque l’opinion est déjà émue par l’événement. Mais l’opinion publique n’existe pas, (Ellul l’écrit dès 1952 donc bien avant Bourdieu !), elle est produite par l’information et sert de support à la propagande. L’information, en fournissant les faits, crée le problème, exploité à son tour par le propagandiste. La propagande envenime le problème mais fait miroiter l’espérance d’une solution. Non seulement l’information est une condition de la propagande mais c’est elle qui la rend nécessaire. Pourquoi ? Parce que face au kaléidoscope des « nouvelles », à une information toujours plus volumineuse et complexe, difficile à digérer, face à un flot incessant de catastrophes qui nous dépassent, la propagande rebaptisée sous le terme plus vendeur de communication vient nous rassurer. En réalité, à l’époque de l’info en continu à la télé, la radio et sur la Toile, nous avons inconsciemment le besoin d’être propagandé car la propagande simplifie, elle ordonner et hiérarchise le réel. D’ailleurs lorsque nous choisissons notre média, c’est rarement dans le but de voir ou d’entendre ce qui risque de nous déplaire. Au contraire nous choisissons spontanément de nous exposer à la propagande de notre « camp ». De la même façon, nous occultons l’information qui dérange ou nous la rangeons dans la catégorie de l’intox émanant de l’adversaire.
Ellul a surtout bien montré que l’on peut faire de la propagande à partir d’une information exacte. Un exemple tiré de la campagne pour les élections présidentielles de 2007. À partir de l’automne 2006, est mis en ligne sur Internet un clip vidéo enregistré lors d’une réunion à Angers en janvier 2006 où la future candidate socialiste réclame pour lutter contre l’échec scolaire 35 heures de présence effective des professeurs dans l’établissement. Les propos sont vrais mais ils ont été tournés en caméra cachée et diffusés à l’insu de l’intéressée et de son équipe. L’opération consiste à la discréditer auprès de sa principale clientèle électorale, les enseignants, son cœur de cible !

@qui ! : Jacques Ellul fait de la technique le facteur dominant de l’économie. L’histoire lui donne-t-elle raison ? 

Patrick Chastenet : Pas seulement de l’économie car il a fait de la technique l’élément caractéristique de nos sociétés dites postindustrielles ou post modernes au point qu’il a qualifié nos sociétés de « sociétés techniciennes ». Pour simplifier ses thèses on dira que pour Ellul, au-delà des différences de structures économiques et de références idéologiques, tous les régimes poursuivent le même objectif : la puissance, l’efficacité. Il définit la technique comme la recherche en toutes choses du moyen absolument le plus efficace, indépendamment de toute autre préoccupation. Autrement dit, tout ce qui est techniquement réalisable sera réalisé un jour sans qu’aucune considération morale ou religieuse ne vienne l’en empêcher. Ce que l’on peut constater, par exemple dans le domaine de la bioéthique c’est que les barrières finissent par tomber. On le voit dans le cas de la donation pour autrui ou dans ce que l’on appelle les bébés médicaments. Il est difficile aux praticiens les mieux intentionnés de ne pas recourir à une technique qu’ils maitrisent. Si on sait le faire, on doit le faire sinon ce sont les autres qui le feront à notre place. Toujours la recherche de la plus grande efficacité ! En cette matière, le grand argument est d’incriminer une législation trop restrictive qui risque de pénaliser la recherche française face à la concurrence. Déjà en 1948, Ellul s’inquiétait du clonage des humains. On y travaille au Japon et depuis une dizaine d’années en France, une revue comme La Recherche réclame le droit de cloner des homo sapiens sapiens sous prétexte que l’on ne peut pas arrêter le progrès (sic).

Quant à la crise financière de 2008, il ne faut pas oublier que c’est au nom de l’efficacité que la finance s’est développée de façon exponentielle. Par le biais de la titrisation et des « hedge fund », les techniciens de la finance ont créé des produits de plus en plus sophistiqués qui ont abouti aux résultats que l’on connait. A cette occasion, comme dans le cas de la dette souveraine, on a pu mesurer l’impuissance des gouvernements face au pouvoir des experts. Et on touche, là, à un point essentiel de la pensée d’Ellul, l’évacuation du politique par le fait bureaucratique, la dépossession du pouvoir des représentants élus par une aristocratie de techniciens. Les ministres se contentent d’endosser publiquement des décisions prises, pour l’essentiel par des experts d’où la formule très révélatrice « responsable mais pas coupable ». Lorsque les experts du FMI et de la BCE parlent, les gouvernants doivent se soumettre ou se démettre. L’exemple de la Grèce et de l’Espagne pourrait laisser croire désormais que les peuples d’Europe n’auront pour seul choix que d’arbitrer entre des technocrates et des populistes.

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