Culture | L'Actualité du Roman Noir : L'île invisible
22/06/2021 | Francisco Siniaga : l’île invisible- traduit de l’espagnol (Venezuela) par Marta Martínez Valls- 2013, puis 2021- éditions Asphalte-272 pages- 22 €

Souvent, le noir est plus vénéneux au milieu de ces lieux clos que constituent les îles. Et dans ce roman situé quelque part dans les Caraïbes, on trouve une parfaite symétrie de données opaques : d’un côté, Wolfgang, venu mourir là, loin de sa lointaine et froide Allemagne et de l’autre, le lieu même de sa disparition, l’attirante et mystérieuse île vénézuélienne de Margarita « l’île de l’utopie, le seul endroit de la planète où tout le monde commande et personne n’obéit » aussi fascinante que sa nonchalante et tropicale capitale, La Asunción.
Au commencement, dans ce petit paradis pour touristes, débarque la mère, Edeltraud, à la recherche d’explication sur le décès de son fils, pour elle incompréhensible. Il lui faut donc des intermédiaires : d’abord le consul allemand de la place, Dietrich, qui n’ose la mettre en garde contre une certaine illisibilité de l’île pour les yeux étrangers ; puis l’avocat qui va mener l’enquête, l’impécunieux et lettré José Alberto Benítez, qui ne s’étend pas d’avantage sur les pièges de l’environnement local. Le futur détective s’amuse toutefois à mesurer la rigidité comportementale de sa cliente, symbolisée par sa manière de s’exprimer : appréciant l’entrée en matière directe de son interlocuteur lors de l’entretien initial, « elle se mit à̀ parler avec la même précision que le créateur avait mise à dessiner ses lèvres », note-t-il. On pourrait résumer l’intrigue policière ainsi : Wolfgang a été retrouvé noyé, or c’était un excellent nageur, affirme sa mère ; le rapport médical que cherche avec ténacité l’avocat permettra-t-il de lever l’ambiguïté sur les causes de la mort ? Le récit met aussi à jour une évidente dimension passionnelle à l’affaire, la femme de Wolfgang paraissant s’être détachée de lui au fur et à mesure que croissait une dévorante passion de son mari pour les combats de coqs…
L’auteur chercherait-il à nous orienter vers une opposition entre deux mondes, solution simplificatrice et appuyée ? Il faut examiner avec prudence la charge toute symbolique du fossé séparant le réalisme magique supposé de cette partie-là de la Caraïbe et la compréhension que peuvent en avoir les fils de la lointaine Europe. Le lecteur pourra encore chercher quelques explications du côté du texte littéraire qui obsède José Alberto, fragment d’un puzzle impénétrable et prestigieux (de Shakespeare à Conrad, et d’Orwell à Rulfo), issu d’un rêve dont il s’accroche à trouver l’origine. Il n’est pas jusqu’à l’histoire récente de l’île qui se fait ici une place, avec le petit cénacle de ses acteurs vieillissants et nostalgiques, dont l’avocat, commentant en boucle les aléas politiques du pays. Paradoxal, jouant à contre-pied des certitudes de son lecteur, le roman, qui n’a de policier que le nom, l’engloutit dans les abysses de son charme et de sa violence.
Par Bernard Daguerre
Crédit Photo : La Machine à Lire