« L’espace habité est un corps vivant » : regards sur le relogement à Floirac


Pourquoi les anciens habitants d'une tour HLM pleurent-ils quand la dynamite la réduit en poussière, alors qu'ils se sont plaint des années durant de devoir y résider ? Organisée par « Côté Sciences » à Floirac, la rencontre entre le sociologue Patri

Anne-Laure Boyer et Valérie Jbali
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Temps de lecture 4 min

Publication PUBLIÉ LE 19/03/2010 PAR Vincent Goulet

La cité Libération à Floirac. Un quartier en pleine restructuration. Et cela se voit. Un vrai chantier, hérissé de barrières, plein de trous, de chausse-trappes et d’impasses inattendues. Difficile de trouver les locaux de « Côté Sciences », insérées dans l’école primaire du quartier, cachés derrière la Maison des Savoirs Partagés. Une vingtaine de personnes sont pourtant venues, principalement des éducateurs, des assistantes sociales impliqués dans les relogements mais aussi quelques habitants, comme Robert Fleury qui vient de la cité Yves Farges de Bègles. Il a traversé toute la Cub pour venir témoigner : « La destruction de la tour où vous avez vécu pendant 38 ans, c’est l’odeur de la dynamite pendant trois secondes. Mais il vous faut plusieurs mois pour que vous retrouviez dans dans votre nouveau logement « l’odeur du chez vous ». »

Intérieur de chez soi, intérieur de soi
Anne-Laure Boyer suit depuis plusieurs années les opérations de déconstruction/reconstruction urbaines sur l’agglomération bordelaise. Photographies à l’appui, elle raconte comment elle en est venue à capter les destructions des bâtiments mais aussi le mouvement même des déménagements : la disparition des meubles d’un logement, leur réapparition dans un autre, sous une autre lumière, dans une autre vibration. Sur proposition des assistantes sociales qui accompagnent les personnes relogées, elle vient photographier l’espace domestique des habitants avant leur déménagement définitif. « En voyant mes photos, les gens redécouvrent parfois leur intérieur. A force de vivre dedans, ils ne le voient plus ou ne pensaient pas que cela puisse faire une belle photographie », raconte la plasticienne. Des photos qui ont bien sûr un rapport avec le travail de deuil que doivent faire les personnes relogées. « Cependant, précise Anne-Laure Boyer, mes images ne doivent pas se substituer à leur mémoire, à leur propre perception de leur intérieur. »
Robert Fleury confirme : « Partir de chez soi et prendre un nouveau départ, ce n’est pas facile. On a jeté des souvenirs, on a dû se débarrasser de certains meubles. Le regard d’Anne-Laure sur notre appartement, c’est un plus. Nous, on est « des gens dans bas » comme disait l’autre, on n’a pas de sens artistique. Mais il fallait bien que puisse se dire cette émotion qui nous a pris, parce que nous, on n’a pas demandé de partir. Alors je lui dis « merci » et « bravo », parce qu’on avait besoin de cet accompagnement. »

Les images comme révélateurs
« Nous sommes traversés par les images », ajoute Patrick Baudry. « Les images peuvent démêler le moi unique que je crois être, il fait advenir une extraordinaire et magnifique vulnérabilité. » Sans jamais « faire le prof », le sociologue de l’Université de Bordeaux 3 explique comment l’espace ne relève pas seulement de l’étendue mais aussi des pratiques : « L’habitation, c’est la pratique des lieux qui dépasse leur simple fonction. Avez-vous essayé de faire un café dans une maison que vous ne connaissez pas ? Vous allez mettre une demi heure pour trouver le sucre, les filtres et les petites cuillères là où votre hôte mettra trente secondes. Moi, je vois l’habitation comme une pratique de la cabane. » Le monde de l’enfance affleure soudain, où l’imagination et le sens pratique oeuvrent de concert pour construire des individualités.

Les photographies et les vidéos d’Anne-Laure Boyer montrent les logements vides, les immeubles éventrés, pas les habitants des cités, ni les ouvriers des entreprises de démolition. Pourtant, comme le souligne Patrick Baudry, « ce sont toujours des corps qui sont en jeu dans ces espaces et leurs reliefs ». Les images montrent « en creux », la vie des habitants ; les espaces, les objets et les lumières sont le négatif des existences réelles, concrètes. Un parfum se dégage de ces traces qui marquent à la fois la durée et le passage : marque d’un cadre ou de la silhouette d’un meuble sur une tapisserie, voile de poussière sur un rideau abandonné, couche de crasse au bas d’un mur sous une commode désormais disparue, fastidieux démontage et remontage d’une armoire en panneaux de particules agglomérées…

Une lointaine cicatrice
Depuis le moment où, encore adolescente, elle cherche à capter à l’aide d’un appareil jetable le déménagement de sa famille, Anne-Laure Boyer traque les passages des corps dans les espaces, entre disparition et résurrection. Elle prend pour cela le temps de la rencontre et insiste sur ce moment où après la rupture, le chamboulement parfois, du déménagement, les gens commencent à se raconter. Les vertus de la médiation artistique sont discutées dans l’assistance où la parole circule bien. Patrick Baudry approuve : « Aujourd’hui, les transitions, on les efface et en les effaçant, on se met en péril. » Il esquisse alors ce qui rapproche la recherche scientifique et le travail artistique : « Ce qui m’intéresse, c’est le moment où l’autre vous raconte quelque chose de ce qui lui est arrivé. »

La photographe cherche par le visible à questionner l’invisible, le sociologue cherche à comprendre les pratiques au-delà du discours qui en est tenu. Une même posture de départ unit les deux démarches : se poser des questions sans y chercher trop vite des réponses. Laisser la raison des choses et la vérité des êtres affleurer dans le regard et l’écoute qui leur sont offertes.


Vincent Goulet

Arts et sciences. Regards croisés sur les constructions et les reconstructions urbaines
Côté Sciences, 13 avenue Pierre Curie – Floirac – 05 56 86 18 82

Ouverte depuis 18 mois, cet antenne de Cap Sciences se veut un espace de médiation et de ressources scientifiques sur la Rive droite. Elle accueille sa première grande exposition autour du travail photographique et vidéo d’Anne-Laure Boyer, visible tous les samedi après-midi jusqu’au 3 avril inclus.

Photos : Anne-Laure Boyer et Valérie Jbali.

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