Paco Ibáñez à Cenon: il reste encore des fous en Espagne


J_Aragay
Copier le lien Partager sur FaceBook Partager sur Twitter Partager sur Linkedin Imprimer
Temps de lecture 5 min

Publication PUBLIÉ LE 10/04/2014 PAR Pau Dachs

Le Rocher de Palmer est bondé quand la voix du chanteur espagnol Paco Ibáñez fait irruption en l’ambiance avant qu’il apparaisse lui-même sur la scène. Elle récite le poème « En tiempos de ignominia » (En temps d’ignominie), de l’espagnol José Agustín Goytisolo. « C’est le chant la voix et le mot: la seule patrie qu’on ne pourra jamais nous voler, même en nous mettant de dos contre le mur », dit l’une de ses strophes, traduit en français. Puis, l’artiste arrive habillé de noir, des pieds à la tête. Pendant tout le concert il se montrera gai et simple vers le public, lui parlera et l’invitera à chanter. Ses poèmes, sa guitare et ses anecdotes sont solennels, mais toujours accessibles.

La première chanson est « Déjame en paz amor tirano, déjame en paz » (Laisse-moi en paix, amour tyrannique, laisse moi en paix), du poète espagnol du 16e siècle Luis de Góngora. Aussitôt après c’est le tour de son contemporain Francisco de Quevedo. «Es amarga la verdad » (Elle est amère la vérité) sert de prétexte pour Ibáñez à parler de la mort d’Adolfo Suárez, le premier président espagnol après la dictature franquiste et récemment décédé. « On entend qu’il était le père de la démocratie en Espagne. Il faut supporter tout ça! Les pères de la démocratie sont les républicans fusillés par les franquistes! ». Plus tard, avant d’interpréter l’anonyme « Romance de un pastor desesperado » (Romance d’un berger désespéré), dans lequel le berger n’attend pas de paix de la morte car il n’a été jamais bien aimé, il lui arrive une deuxième opportunité. « Je me venge de l’Église », affirme-t-il. Quand il était petit, les curés lui assuraient qu’il pourrait devenir un rocher, parmi plusieurs éléments, s’il mangeait l’hostie. Cela l’épouvantait, mais il la mangeait pour éviter d’être puni par son oncle; et la transformation ne lui est pas encore arrivée…
Exil et BrassensIl faut un peu de contexte. Paco Ibáñez est né à Valencia en 1934, le dernier de quatre enfants. Son père valencien et sa mère basque se sont connus à Paris. Ils y ont d’abord vécu dans puis à Barcelone, avant d’être obligés de s’exiler en région parisienne après la guerre d’Espagne. Son père a été arrêté et envoyé dans les camps de travail de Saint-Cyprien et d’Argelès, réservés aux républicains espagnols. La mère et les enfants sont partis alors à San Sebastián pour y travailler. Paco habitera au hameau familial d’Apakintza avec ses oncles. En 1948, la famille rejoint clandestinement le père à Perpignan. Paco apprend le métier d’ébéniste avec son père et il commence à étudier le violon pour bientôt le remplacer par la guitare.

On écoute de nouveau Ibáñez à ses 79 ans à Cenon. Il raconte comment à Paris il a découvert le “message profond” de Georges Brassens, celui qu’il considère “le plus grand troubadour de l’humanité” et qu’il a rencontré quelques années plus tard. Au début de sa carrière Ibáñez a chanté les chansons de Brassens traduites en castillan. Maintenant il ose chanter la version originale de “Le parapluie”, avec la complicité du public.Les languesAvant d’évoquer Brassens, Ibáñez a chanté en galicien et en basque. Pour commencer, le poème d’amour pour la nature d’Antonio Garcia Teixeiro « Que ocorre na terra » (Qu’est-ce qu’il arrive à la terre). Puis, « Bihotza » (Coeur), une chanson qui fait partie du disque « Oroitzen » (Souvenirs), dans lequel le chanteur revit son enfance au Pays Basque. « La langue c’est le fondement d’un individu et d’un pays. C’est ça ce qu’ils ne connaissent pas à Madrid », a-t-il critiqué. Plus tard il chante en provençal « Nani », une chanson écrite par une femme qui a refusé l’amour de son ami Pierre Pascal. Et comme dernière expression de son amour à la langue (sauf l’anglais, parcequ’il en a marre de le voire « se couler partout ») il entonne « Barques de paper » (Barques en papier), poème en catalan de Salvador Espriu. Ce même jour une majorité au Congreso espagnol a rejeté une proposition du Parlement catalan qui demandait pouvoir convoquer en référendum pour poser à ses citoyens une double question : s’ils veulent un État propre, et dans l’affirmative, si cet État doit être indépendant. “Il y a un peuple entier qui se manifeste et qui est libre de ses vies“, a déclaré Ibáñez au journal catalan “El Periódico“ il y a quelques mois.Des abrutis, des clowns…

Le chanteur Paco Ibáñez

En retournant à son exil à Paris, le chanteur raconte qu’il y a trouvé « l’étincelle » du cante jondo, l’émouvant chant andalou, de la main d’artistes. Le guitariste Mario Mas le rejoint, et ils interprètent « Romance a la luna, luna » (Romance à la lune, lune) un hommage aux gitans du monde entier qu’Ibáñez a dédié à Manuel Valls (« il a rien compris de la vie lui », dit Ibáñez) et à son homologue hongrois, Viktor Orban, récemment réélu (« Que serait la Hongrie sans les Tsiganes ? », ajoute-t-il). Plus tard il renie encore la classe politique du présent: « Ils sont culturellement des abrutis ».

 

Ensuite c’est le moment de chanter le poème du cubain Nicolas Guillén “Soldadito boliviano“ (Petit soldat bolivien), qui rappelle au tueur de Che Guevarra qu’il a assassiné son « frère ». Ibáñez montre son respect pour le combattant de la révolution cubaine, “parceque l’on ne peut pas donner plus que sa vie“. Cela n’empêche pas au chanteur d’ajouter que les frères Castro, par contre, « trainent » leur vie. De la même façon qu’il réaffirme que Chávez était « un clown ». Toutefois il nie qu’il ait célébré la mort de l’ex-président du Venezuela, ce qui a été écrit en Espagne. « J’ai dit que je ne l’ai pas pleuré ».…et des fousLe concert tire à sa fin, et quoi de mieux qu’invoquer le grand combattant des injustices de la littérature espagnole, Don Quijote. Ibáñez invite à ne pas terminer de lire le classique de Cervantes pour conserver le personnage avant qu’il se confesse et qu’il récupère la lucidité théorique. Pour revendiquer la folie qui s’oppose à la médiocrité, Ibáñez chante “Ya no hay locos“ (Il n’y a plus de fous), du poète espagnol León Felipe.

En France, Ibáñez a fait également la connaissance de l’artiste argentin Atahualpa Yupanqui,  qui fut, aussi, déterminant pour sa carrière. Il évoque sa mémoire en intérprètant “La Chacarera de las piedras“ (La Chacarera des pierres). Pour finir l’artiste et son public se disent au revoir en chantant ensemble de vive voix la strophe principale de « Andaluces de Jaén » (Andalous de Jaén), de Miguel Hernández. Et l’on ne peut pas éviter de penser qu’il reste encore des fous en Espagne. Au moins cette nuit-là.

Partagez l'article !
Copier le lien Partager sur FaceBook Partager sur Twitter Partager sur Linkedin Imprimer
On en parle ! Gironde
À lire ! CULTURE > Nos derniers articles