Pierre Bourdieu et la langue héritée : le béarnais et l’occitan


Alicia Gauda
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Temps de lecture 4 min

Publication PUBLIÉ LE 23/01/2012 PAR Olivier Darrioumerle

« Pierre Bourdieu n’a pas renié son accent, s’enflamme Sergi Javaloyes, écrivain de langue occitane. Mais il avait une relation conflictuelle avec l’accent qui est l’attribut de la provincialité. C’est difficile de gérer une souffrance du type de la « haine de soi ». Il me semble qu’en rejetant l’accent, il a rejeté sa souffrance. »

Selon lui Pierre Bourdieu ne pouvait pas s’extraire de cette enfance qui l’avait vu divorcer lentement mais sûrement du Béarn. « Pour devenir Bourdieu il fut obligé de rejeter le premier Bourdieu celui des premiers temps de l’enfance et de l’adolescence. Voilà me semble-t-il pourquoi il oscille entre soutien et rejet : aimer et desaimer ce qui fut pour lui pourtant le creuset de son intelligence hors du commun. » 

Un soutien au Béarn de son enfance
Dans le village de Denguin, entre Pau et Orthez, où Pierre Bourdieu est né et a grandi, le béarnais était la langue la plus communément parlée. « En 1930 toutes les élites parlaient occitan. Tout le monde parlait la langue même si elle était rejetée dans l’intime. C’est une réalité oubliée… »  , déplore Sergi Javaloyes. Puis il passa sa scolarité primaire parmi les enfants de paysans, d’ouvriers et de petits commerçants à Lasseube, un autre village réputé pour son archaïsme, qui devait devenir par la suite le terrain de l’une de ses premières enquêtes ethnographiques :  » Le Bal des célibataires. »

Dans son dernier ouvrage il analyse une société traditionnelle, qui prolonge des rituels du 16 et 17ème siècle, confrontée au boom des années 60. Les rapports entre les filles et les garçons changent, les paysans ne peuvent plus affronter les femmes ; ils boivent et chantent entre eux. « C’est un exil intérieur que j’ai connu », témoigne Sergi Javaloyes.

« Avec les paysans béarnais il a mené ses entretiens dans la langue car il parlait occitan. D’ailleurs, son livre est truffé de citations en langue occitane » , raconte Sergi Javaloyès qui a eu la chance de croiser ce grand maître du XXème siècle, chez son son ancien professeur d’Université, Jacques Lasserre qui connaissait Pierre Bourdieu pour avoir été son camarade au lycée à Pau, puis à l’ENS, à Paris.

« C’était à la fin des années 1990. On lançait les calendrettes (écoles bilingues) dans le Béarn et j’espérais son soutien. J’étais tétanisé face à ce beau visage intelligent. Pour moi il était brillantissime, j’avais l’impression que ses paroles étaient d’or » , se souvient-il. La lettre de soutien de Pierre Bourdieu a eu une influence sur les élus et les syndicats d’enseignants « qui croyaient qu’on voulait mettre à bas la République avec nos écoles d’irrédentistes », s’amuse Sergi Javaloyes, qui était président de la première calendrette à Pau.

« Pour cacher parfaitement son jardin secret, il ne faut même pas affirmer qu’il existe. » Michel Serres

S’il soutient l’enseignement bilingue français / occitan, Pierre Bourdieu récuse l’entreprise occitaniste ou les efforts de promotion du béarnais. Dans Question de Sociologie, il commente la célébration officielle du centenaire d’un poète de langue béarnaise, en septembre 1974, durant laquelle M.Monfraix, préfet des Pyrénées-Atlantiques de l’époque et André Labarrère, maire de Pau, s’adressent à l’assistance dans « un excellent patois béarnais » écrit le journaliste de la République des Pyrénées.

Pierre Bourdieu y voit l’indice d’un effet de condescendance, mais aussi la différence entre le désir d’un préfet de parler le béarnais, qui parlant un béarnais élaboré et savant peut mériter d’être de « qualité », et la seule pratique du béarnais acceptable, celle des paysans, qui ne pouvant désirer parler béarnais car ils en ont héritée, conservent un « franc-parler », dit autrement « un îlot de liberté arraché aux lois du marché ». On serait tenter d’y voir une défense d’un paradis linguistique, vestige d’un ordre d’avant le marché, menacé par la promotion de l’occitan qui implique la mise en place d’un marché linguistique occitan.

« Mais cette coquetterie qui consiste à refuser l’intégration dans ce marché du parler hérité (pratiqué, fréquenté ou présent au seul souvenir) , explique Patrick Sauzet, linguiste occitan et professeur à l’université Toulouse 2, peut être un attachement pathétique, sans compter que coquetterie et souffrance peuvent se mêler. »

Polémique scientifique
Lorsque Pierre Bourdieu récuse l’élaboration de la langue occitane ce n’est pas l’expression d’un rejet idéologique, mais l’expression d’une polémique scientifique. Le sociologue, professeur au Collège de france, écrit ainsi:

« Le fait d’appeler « occitan » la langue que parlent ceux qu’on appelle les « Occitans » parce qu’ils parlent cette langue ( que personne ne parle à proprement parler puisqu’elle n’est que la somme d’un très grand nombre de parlers différents) et de nommer « Occitanie », prétendant ainsi la faire exister comme  » région  » ou comme  » nation  » (avec toutes les implications historiquement constitutées que ces notions enferment au moment considéré ), la région ( au sens d’espace physique ) où cette langue est parlée, n’est pas une fiction sans effet. », écrit-il avant d’ajouter, « l’adjectif « occitan », et à fortiori, le substantif « occitanie » sont des mots savants et récents ( forgés par la latinisation de langue d’oc en lingua occitana ) destinés à désigner des réalités savantes qui, pour le moment au moins, n’existent que sur le papier. »

Pour lui le « béarnais » est une langue héritée, transmise socialement. Il veut souligner que ni socialement, ni historiquement, le terme « occitan » n’est généralisé. Pour Jean-Brice Brana, chef du pôle Langue et Société à l’Institut occitan, l’occitan n’est pas une langue artificielle, il relève d’un choix, celui de mettresur le plan linguistique l’accent sur les points communs, et pas sur le plan social, culturel, ethnique, historique ou sociologique, alors que l’ « Occitanie » est une construction. « Mais quel Etat, quelle nation, quelle langue n’est pas le fruit d’une construction ? rarement inconsciente… C’est donc un choix», ajoute-t-il.

Pour Jean-Brice Brana la position de Bourdieu est celle de la plupart des « occitanistes » qui vivent leur(s) identité(s) paisiblement : « fier d’être béarnais par exemple, citoyen français, européen et du monde, qui parle occitan. Un peu comme un citoyen canadien qui dit parler québécois, alors que c’est du français (ou l’inverse…) et qui parle également une langue qu’il nomme anglais alors qu’il n’a jamais mis les pieds sur l’île britannique… »

photo : Alicia Gauda / tous droits réservés

Olivier Darrioumerle

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