Scènes nationales et culture : un « rééquilibrage » régional contesté


Opéra Bordeaux
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Temps de lecture 10 min

Publication PUBLIÉ LE 19/05/2020 PAR Romain Béteille

Voilà un hasard du calendrier qui fait grincer des dents. Ce vendredi 15 mai, réunis en commission permanente, les élus de la région Nouvelle-Aquitaine ont annoncé une baisse de 200 000 euros pour la subvention allouée à l’Opéra National de Bordeaux, qui passe donc à 1,38 millions d’euros sur un budget annuel de 30 millions, assuré majoritairement par la ville de Bordeaux (16,37 millions d’euros). L’ONB n’est pas le seul à subir une baisse des dotations régionales : le TAP ou Théâtre Auditorium de Poitiers voit aussi sa dotation fondre de 100 000 euros (l’aide s’établissant donc à 900 000 euros). Évidemment, cette nouvelle n’a pas été très bien accueillie par les différent(e)s responsables des scènes nationales en région. Dans une lettre ouverte datant du 13 mai dernier, ils demandent un entretien avec le président de la région, Alain Rousset, évoquant la « stupeur » ressentie à l’annonce de la nouvelle, qualifiée « d’abrupte et tardive ».

« Grevant directement la marge artistique de la scène nationale, cette perte va impacter très fortement le travail des artistes, qu’ils soient régionaux ou nationaux, et au-delà̀, aura des conséquences directes sur le tissu socio-économique de la scène de Poitiers, bien évidemment, ici comme ailleurs, en très grande fragilité́ dans ce contexte de crise sanitaire. Cette baisse significative de subvention est intolérable et inexplicable. L’argument de « rééquilibrage territorial » ne justifie en rien cette décision politique de la collectivité régionale. Cette décision nous surprend d’autant plus que nous connaissons votre engagement pour le secteur artistique et culturel du territoire régional, confirmé récemment par votre annonce de « Plan d’urgence ». Les Scènes Nationales de la Région Nouvelle Aquitaine, engagent de façon collective et responsable une réflexion pour un soutien pérenne aux artistes et la mise en place de nouvelles formes de rencontre avec les populations, bien évidemment aux côtés de tous leurs partenaires, et en premier lieu les collectivités et l’État. C’est un enjeu de service public majeur que nous portons, pour ce territoire régional. Dans cette période trouble, nous avons besoin de toutes nos forces et d’une confiance réciproque sans faille pour mener à bien cette mission. Nous voulons donc signifier très fortement le soutien unanime à la Scène Nationale de Poitiers », termine la lettre.

Rééquilibrage ou « tempête budgétaire » ?

Le TAP évoque une « tempête budgétaire et organisationnelle sans précédent », qui vient s’ajouter au remboursement de plus de 15 000 billets de spectacles, alors qu’une réouverture n’est pas à l’ordre du jour avant septembre. Mais la décision régionale est réaffirmée lorsqu’elle décide également de baisser les subventions allouées à l’Orchestre de Chambre de Nouvelle-Aquitaine (-40 000 euros pour une aide ajustée à 760 000 euros), l’Orchestre des Champs-Élysées (-30 000 euros/570 000 euros) et enfin l’ensemble ARS Nova (-50 000 euros/215 000 euros), trois orchestres qui jouent et répètent au TAP chaque année. Le Centre chorégraphique de La Rochelle, lui aussi, voit sa subvention diminuer de 86 000 euros. Du côté de la région Nouvelle-Aquitaine, on évoque un « rééquilibrage ». Pour Poitiers, chiffres à l’appui, la collectivité réaffirme son soutien aux opérateurs du spectacle vivant, toujours subventionné à hauteur de 3,3 millions d’euros par an (pour 22 opérateurs et 12 compagnies) et un soutien annuel de 205 000 euros aux festivals locaux et de 200 000 euros à la biennale « Traversée » (en 2019). La subvention du Poitiers Film Festival, pour le TAP, est maintenue (75 000 euros), de même que celle du festival « À Corps ». À l’inverse, trois scènes nationales voient leurs dotations revues à la hausse : le Théâtre d’Angoulême (+25 000 € fin 2019), La Coursive de La Rochelle (+25 000 euros fin 2019) ou encore Le Moulin Du Roc de Niort (+50 000 euros fin 2018).

Pour ce qui est des orchestres, elle évoque un « fort déséquilibre entre les financements des orchestres basés à Poitiers, et les aides de 100 000 € pour l’Orchestre de Pau Pays de Béarn, ou de 35 000 € pour l’Ensemble Pygmalion à Bordeaux ». En décembre dernier, la collectivité a adopté un budget dédié à la culture de 69,61 millions d’euros (47,879 millions d’euros en fonctionnement et 21,740 millions d’euros en investissement). En évoquant l’Opéra, elle renvoie gentiment la balle à la ville de Bordeaux « qui a augmenté en 2019 sa subvention de 239 000 euros suite à deux baisses en 2015 et 2018 de plus de 2,2 millions d’euros » et à la Direction Régionale des Affaires Culturelles, dont les subventions « sont soumises à un gel annuel de 4,8% qui entraînerait de facto une baisse de la subvention à l’ONB de plus de 232 000 euros ». Le message derrière est clair : on réduit la voilure… mais moins que les autres. 

« On ne peut pas couvrir tout le monde »

Vice-présidente en charge de la culture et des sports à la région, Nathalie Lanzi reste dans les clous du rééquilibrage régional. « Nous avons des scènes nationales à aider sur l’ensemble du territoire. Le ministre de la culture nous a annoncé en juin dernier que le Carré Colonnes de Saint-Médard-en-Jalles devenait une scène nationale, ça veut dire une aide supplémentaire. Nous aidons régulièrement Aubusson parce que le département s’est désengagé. Globalement, on est à bout de souffle pour aider ces scènes, on n’a plus de moyens ». Elle affirme surtout que cette décision n’aurait rien à voir avec les aides annoncées par la région aux associations (cinq millions d’euros) ou aux autres aides adoptées dans la commission permanente du 15 mai dernier, parmi lesquelles 307 000 euros à l’association bordelaise « Esprit de corps » ou à une douzaine de festivals girondins (De 5000 euros pour Chahuts à 30 000 euros pour « Arcachon Expansion », organisateur du festival Cadences, et la commune de Libourne pour le « Fest’Arts ». « Le calendrier est mal tombé. Le 12 mars, on devait voir les scènes pour leur annoncer cette baisse. Ensuite, il y a eu panique à bord et on a fait le choix d’aider prioritairement les manifestations culturelles. Ce sont deux budgets différents », souligne l’élue.

« Les agglomérations mènent de très belles politiques culturelles mais on ne peut pas couvrir tout le monde, il y a des choix à faire : soit on baisse drastiquement toutes les structures et toutes les scènes, soit on fait le choix d’impacter davantage les deux plus grosses comme on l’a fait. La baisse des subventions aux orchestres peut se pallier avec l’éducation artistique et culturelles. Ils n’ont pas fait de tournées, je ne pense pas que leur trésorerie soit terriblement impactée. De toute façon, on va retravailler avec eux. Dans d’autres régions, comme en Bretagne, la région a fait le choix de ne plus aider les scènes nationales. Le département de la Vienne a baissé ses aides de 200 000 euros au TAP l’an dernier, nous sommes restés. Le TAP ou l’Opéra sont de grosses structures au coût journalier excessif. Le premier a été imaginé il y a vingt ans. Les opérateurs en milieu rural font un boulot de bout de chandelle, je pense qu’il y a des économies à faire au TAP et à l’Opéra de Bordeaux. À côté, il y a de petites scènes qui font un boulot tout aussi louable avec peu de moyens. À Aubusson, il n’y aurait probablement plus de scène si la région n’avait pas aidé. On fournit aussi des aides à l’investissement : sur Niort, on va aider à la numérisation et à une meilleure installation pour la salle de cinéma ». Si, selon Nathalie Lanzi, ce vote en commission permanente est acté et que la région ne reviendra pas sur sa décision, cette dernière précise que son président, Alain Rousset, « a demandé aux services d’engager le plus rapidement possible le versement du premier acompte des subventions et d’engager un point de situation budgétaire au 30 septembre prochain pour ajuster si nécessaire l’assiette de l’aide 2020 ». « La grande incertitude, ça va être pour la rentrée : les gens vont-ils pouvoir reprendre un abonnement à ces scènes ? Ça nous fait en tout cas prendre conscience qu’on doit avoir une réflexion sur quelle culture nous voulons demain, surtout dans de grosses structures qui ont d’importantes charges. Pour le TAP, c’est compliqué parce qu’il a de fortes charges avec ses trois orchestres. À côté, l’orchestre de Pau est à 40 000 euros depuis cinq ans. Il y a une réflexion à avoir avec l’État là-dessus, il faut qu’on s’y penche ». 

« Pas en un tour de clé »

En attendant, les conséquences sont déjà prévisibles pour la mairie de Bordeaux. Ce mardi, le maire Nicolas Florian a dit « regretter » la décision prise pour l’ONB, à qui l’annulation de 81 représentations d’ici la fin de la saison pourrait coûter jusqu’à 2,7 millions d’euros (dont 1,8 millions d’euros de recettes provenant de la vente de billets). « Je ne suis pas persuadé que le message soit positif pour la vie culturelle », a affirmé Nicolas Florian. Quant à savoir si la mairie mettra la main au portefeuille pour compenser la perte, la réponse est claire : « elle sera bien obligée ». Du côté du premier adjoint municipal à la culture, Fabien Robert, on l’assure, « la région oublie de dire qu’elle a elle aussi baissé les subventions de l’Opéra entre 2015 et 2017 de 50 000 euros. On va devoir regarder à l’économie. La collectivité nous aide pour des actions en région, l’Opéra se produit à Limoges, Poitiers, Arcachon… On va devoir réduire ces actions, la ville de Bordeaux ne paiera pas seule pour ces actions-là ». L’opéra itinérant, « jamais arrivé » pour Nathalie Lanzi, est bien là pour Fabien Robert. « On travaille avec plusieurs pôles partenaires. L’an dernier, il y a eu un opéra en commun avec Limoges, l’orchestre a été ravi d’être accueilli à Bordeaux. Chaque année, nous avons des spectacles payés par l’Opéra et coproduits avec ces scènes-là, par exemple chaque année, nous avons un ou deux spectacle de danse au théâtre d’Arcachon. D’abord on va faire des économies sur les actions en région. Ensuite, on compensera sans doute le manque ». En attendant, Bordeaux, comme d’autres, affirme réfléchir au redémarrage culturel : en plus d’une programmation adaptée cet été, l’adjoint municipal affirme avoir mis à contribution « un groupe de travail composé d’une quinzaine d’associations et d’artistes. La ville réfléchit pour aider les artistes et les salles à redémarrer à l’automne. Le redémarrage ne se fera pas d’un tour de clé. Un théâtre qui interrompt sa saison ne redémarre pas en septembre facilement. Sans compter qu’on ne sait pas encore ce que voudra le spectateur »… Une chose est en tout cas certaine pour les deux membres du réseau de scènes nationales bordelais et poitevin : il faudra faire avec… ou plutôt sans. Une clause de revoyure est prévue pour fin septembre.

À l’ONB, on reste « incrédules »

Qu’en pensent donc les principaux intéressés ? Olivier Lombardie, administrateur général de l’ONB, se dit « abasourdi, incrédule du manque d’explication et de discussion préalable. On n’a eu aucun signe nous indiquant que la région souhaitait réfléchir ni aucun critère. On a demandé au conseil d’administration que cette décision soit revue tellement elle nous semble injuste, autant dans sa forme que dans le contexte. Si le responsable affirme que 30% de spectateurs de l’ONB viennent de toute la région et que, tous les ans, entre 20 et 40 représentations se délocalisent sur le territoire, il ne nie pas le caractère « compliqué, de par la taille de la région et le coût très élevé du déplacement de cent musiciens », d’une délocalisation. L’évènement Ciné Notes, qui devait se tenir du 18 au 28 mars, devait d’ailleurs permettre « une diffusion en direct des concerts dans des lieux un peu exclus d’évènements culturels de ce type ».

À ceux qui diraient que 200 000 euros sur un budget total de 30 millions, ça n’est au fond pas grand-chose, Olivier Lombardie sait aussi quoi répondre. « L’Opéra de Bordeaux essaie de redresser ses difficultés financières depuis maintenant cinq ans. Le redressement a été spectaculaire mais reste encore fragile, on est encore une structure qui n’est pas totalement financée à la hauteur de ce qu’elle devrait être. Les 350 agents de l’Opéra absorbent la totalité des subventions. Pour avoir la couche artistique qui nous permette de créer et de produire, il nous faut nous financer nous-même pour avoir une marge. On a environ 4,5 millions d’euros de budget artistique, qui ne se base quasiment que sur les recettes. Si on a 200 000 euros de moins, c’est plutôt 10 à 15% de notre budget artistique qui doit s’évanouir. La première façon de rattraper, c’est d’avoir moins de charge artistique, et donc de moins tourner en région ». Ce lundi, l’ONB a toutefois obtenu une petite avancée : un accord de principe pour que les artistes intermittents puissent bénéficier du chômage partiel. Cela dit, « le périmètre » (autrement dit le nombre d’intermittents concernés) et les conditions d’attributions ne sont pas encore totalement définis ». La clause de revoyure laisse le responsable sceptique. « On ne sait pas sur quels critères elle sera prise, mais je ne vois pas en quoi un rééquilibrage territorial se justifie, Bordeaux étant la capitale régionale. Le rôle de l’Opéra pour la région n’est pas uniquement d’aller faire tourner nos forces artistiques en région, même si on le fait avec bonheur sur Arcachon, Biarritz, La Rochelle ou encore Périgueux, c’est aussi la seule vitrine pour donner une stature aux compagnies régionales ».

Pour l’heure affairé à tenter de compenser la perte nette déjà annoncée, l’ONB est dans l’incertitude, entre autres « sur les conditions de nos activités en septembre. À côté, la subvention régionale n’est qu’un accident. À court termes, on a tous envie de retravailler, on est en train d’imaginer des formes adaptées qui pourraient se décliner en juin ou cet été, on travaille sur différents scénarii à la rentrée mais on attend que des normes, notamment pour les répétitions, sortent du ministère de la Culture. Les seules normes qui existent, c’est le mètre de distanciation, mais il semble assez peu adapté au travail des choristes, des musiciens ou des danseurs. J’ai toujours espoir », termine l’administrateur de l’ONB, « on peut toujours réparer une mauvaise interprétation des choses. Au moment où le pays aura besoin d’une culture forte, belle et qui redonne de l’espoir à ces citoyens, je veux croire que la région aura une politique culturelle à la hauteur ». Si ce n’était pas assez clair, la rentrée de septembre, et l’annonce suivante d’une programmation annuelle, devraient être largement scrutées.

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