Portrait : Ze Drive, la conviction dans un bocal


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Temps de lecture 10 min

Publication PUBLIÉ LE 09/09/2020 PAR Romain Béteille

13h30, un jour de semaine. Laura, Célia et les trois employées qui les accompagnent s’affairent. À l’entrée de ce magasin d’un genre un brin particulier, on trouve un présentoir de recyclage, quelques bouquins et autres bibelots sur des étagères, histoire de donner le ton de l’économie circulaire. Les 45 commandes installées sur les étagères sont prêtes à être récupérées, mais il reste encore beaucoup à faire. À l’intérieur du vaste hangar installé au 675 avenue de l’Europe, à Saint-André de Cubzac, des centaines de références de produits, confortablement installés dans des bocaux en verre. Quelques rayons pour les cosmétiques et, tout au fond, des dizaines de cagettes entassées jusqu’au plafond. « Il nous reste encore de la place mais on a du mal à s’en défaire », souligne Laura. Le modèle est encore naissant, mais l’ambition est là, et pour cause : Ze Drive est le premier drive zéro déchets de la région Nouvelle-Aquitaine.

Le tour de la question

Ses deux fondatrices ont eu le nez creux. Le marché du vrac est en pleine explosion : il représentait 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2019, soit une croissance de 41% sur un an. Malgré une part de marché encore faible (0,75% selon Réseau Vrac, organisation fédérant 1300 acteurs de la filière), ce modèle du sans emballage (100 milliards sont jetés chaque année en France) séduit de plus en plus de consommateurs : ils étaient 40% à déclarer acheter en vrac en 2019, +3 points sur un an selon une étude du cabinet Nielsen. Mieux : sept personnes sur dix sont revenues acheter des références en vrac après la fin du confinement. Ces nouveaux adeptes changent aussi le mode de retrait de leurs courses. Pendant le confinement, l’utilisation du drive alimentaire a littéralement explosé : plus de 80% de la croissance du commerce électronique alimentaire est généré par ce mode de retrait. Nielsen anticipe une part de marché de 8% en France pour le drive en 2020 contre 7,1% en 2019. C’est moins bien que la Chine (18%) ou la Corée du Sud (20%) mais mieux que le Royaume-Uni (6,3%), l’Italie (1,6%) l’Allemagne (1,4%) ou l’Espagne (1%).

Mais combiner le drive et le vrac et mettre des tablettes de chocolat et des produits bio et locaux dans des bocaux en verre, tout comme Rome, ne s’est pas fait en un jour pour Célia et Laura. Il a d’abord fallu se lancer. La première a fait des études pour devenir référente qualité dans le secteur agroalimentaire avant d’exercer comme professeur des écoles pendant une dizaine d’années. « J’avais à cœur de changer mes habitudes de consommation. Je me suis mise au zéro déchet à la naissance de ma première fille. Je devais aussi suivre un régime sans gluten et sans lactose. C’est là que je me suis mise à cuisiner par moi-même et à faire le tri. Je faisais plusieurs magasins, je cumulais les achats sur internet, sur le marché… c’était compliqué de trouver comment faire l’intégralité de mes courses au même endroit et d’être satisfaite des produits que j’achetais ».

La deuxième a suivi un cursus d’ingénieure en école d’agronomie. Le milieu du vin, assez corseté et « trop axé business » l’ayant rapidement saoulé, elle a tenté le référencement de produits locaux en tant que bénévole chez Supercoop. Si le job lui a permis d’étoffer un carnet d’adresses qui sera très utile au moment de la naissance du futur Ze Drive, il a quand même bien fallu trouver de quoi payer le loyer. « J’ai rebondi sur une offre de poste au drive fermier de Gironde, piloté par la Chambre d’Agriculture. C’était une expérience très riche mais j’étais tout le temps en train de batailler pour trouver des gens. J’avais fait le tour de la question au bout de trois ans ».

Ze Drive

Chez Ze Drive, le conditionnement dans les bocaux est un sacré morceau du boulot.

Le grand saut

Camille Choplin, fondatrice du mouvement des écolo-girls et aujourd’hui adjointe du nouveau maire écologiste de Bordeaux, est certainement ravie de savoir que les deux fondatrices de Ze Drive se sont rencontrées à travers le mouvement qu’elle a initié. La transition est bien plus naturelle qu’on ne pourrait le croire. « On cherchait de nouveaux horizons, c’était début 2019. On a vu se lancer le drive tout nu à Toulouse, le premier drive zéro déchets de France. On a eu un coup de cœur et on s’est contactées le même jour avec la même idée ». Si, aujourd’hui, le drive tout nu est carrément en train de développer un concept de franchise clé en main dans toute la France, Célia et Laura, elles, en étaient encore à l’assemblage des briques au moment de son lancement. Incubées au sein d’Eticoop, elles bénéficient de cours et de formations, d’une bourse de coaching, bref, d’un accompagnement pour se lancer parmi la dizaine d’autres projets à tenter eux aussi le grand saut.

« C’est grâce à ça qu’on a lâché nos boulots dans le courant de l’été pour se mettre à plein temps sur le projet en septembre 2019 », confirme Laura. Même si le co-fondateur du drive Toulousain, Pierre Géraud, figurait dans son carnet d’adresse, Laura avoue qu’il a fallu tout apprendre. « On n’avait pas trop de vision sur les coulisses. Il a fallu galérer pour imaginer comment ça pourrait marcher ». Elles piochent également dans le projet toulousain le concept de la consigne inversée à raison de dix centimes par contenant une fois ramené par le consommateur, somme redistribuée en bon d’achat et valable sur l’ensemble du magasin. « L’idée, c’était de sortir les gens de la grande distribution, leur proposer un service clé en main, pratique, comme on aurait aimé l’avoir en tant que particulier. On n’a pas fait d’étude de marché parce qu’on était convaincues dès le départ, on savait qu’il y avait de l’attente parce qu’on était les seules en Nouvelle-Aquitaine à le faire. On a mesuré ça via les réactions sur les réseaux sociaux, l’emplacement. D’ailleurs la banque ne l’a pas exigé pour nous suivre ». 

Fonds persos, prêts bancaires, aide à l’investissement de la part de la Région (notamment pour l’achat d’un lave-bouteilles et d’un camion) : le financement se met en place petit à petit. Une campagne de financement participatif réussit (timidement) à récolter 5579 euros de plus alors que les objectifs de la campagne étaient plus ambitieux (8000 pour le premier palier). Après le financement et le choix de l’entrepôt, il faut les produits pour le remplir. Une partie du carnet d’adresse est déjà là, le monde du bio et du local est suffisamment petit pour dénicher ceux qui manquent. « On étoffe au fur et à mesure. On n’a pas perdu de temps à dénicher les contacts parce qu’on consommait déjà local, on savait avec qui on voulait travailler », résume Laura. « On voulait proposer 60% de nos produits en local dans un rayon de 200 kilomètres, 80% en bio. Sur Bordeaux même, il n’y avait pas grand-chose, on a dû aller chercher en Lot-et-Garonne et en Dordogne. Dans les mois qui viennent, on pourra solliciter plus les Charentes mais ça risque de prendre un peu plus de temps. Quand on cherchera vraiment un produit spécifique, c’est que les clients le demanderont ». Né en janvier, Ze Drive dispose aujourd’hui d’un peu plus de 800 références et s’est formulé l’objectif d’en avoir 2000 au bout de trois ans d’existence.

Panier moyen

Sauf qu’entre le moment où elles se sont lancées et celui où on est venu les voir, une « petite gripette » est venue mettre une sacrée dose de sel dans la soupe. L’ère du confinement, de la peur de toucher les fruits et légumes dans les supermarchés, de la hausse exponentielle des commandes dans les drives fermiers était arrivée. Et avec elle, l’envie des consommateurs d’alternatives nouvelles. C’est ce qu’on pourrait appeler « être au bon endroit au bon moment ». « Dès l’ouverture, en janvier, le premier jour, le site a crashé. On a eu beaucoup de commandes, on a fonctionné en système de précommandes pour la première remise. Ça n’a fait que grimper ensuite », analyse Célia. « Les premières semaines, on avait déjà atteint un petit niveau de croisière, on s’est dit qu’il fallait activer d’autres leviers de communication. Le Covid a fait le boulot. On a explosé, à tel point qu’on a dû bloquer le nombre de commandes parce qu’on n’arrivait pas à assurer la préparation et le reconditionnement des produits vu qu’on est peu nombreux ».

Ces achats plébiscités ne sont pas forcément moins cher en raison de leur conditionnement (car souvent bio), contrairement à ce que révélait en 2012 l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), qui spécifiait qu’acheter en vrac coûtait entre 5 et 40% moins cher. « On essaie d’être sur la même tranche de prix qu’un magasin bio mais à produit équivalent entre le riz de chez eux et le bio qu’on propose ,il y a une différence de prix. On est forcément plus chers que la grande distribution, on ne peut lutter ni sur les prix ni sur les volumes. Il faut faire un effort sur le portefeuille, c’est un vrai engagement ».

Un paradoxe quand on sait que le budget consacré à l’alimentation des ménages français se situe aujourd’hui à 13,4%, un chiffre qui atteignait 20,4% en 2011 et (accrochez-vous) 34,6% en 1960 ! Pourtant, le panier moyen des français n’a jamais été aussi cher, avec une augmentation de 7,6% en dix ans selon l’Observatoire des Prix de l’association Familles Rurales. En moyenne, les prix du bio sont 65% plus élevés que ceux de l’alimentation classique. « Sur les marges, on ne dépasse pas les 30%, à l’exception du prix de vente imposé pour certains cosmétiques. Ça reste les prix pratiqués sur le marché. On est assez flexibles, on essaie de descendre si on trouve que c’est trop cher ». L’avantage d’être jeune, c’est aussi celui d’être flexible. 

Profil exponentiel 

Sans compter que « retourner à la simplicité et au produit brut est une habitude à prendre ». Mais alors, qui sont les consommateurs qui plébiscitent Ze Drive depuis son lancement ? Les deux trentenaires le sauront bientôt puisqu’elles ont lancé une étude sur le sujet. « On avait cerné plusieurs profils au départ : les personnes qui recherchent des produits bio de qualité, celles qui sont convaincues par le zéro déchet et éventuellement des personnes de la grande distribution qui sont déjà habituées au drive et qui pourraient acheter certains produits qu’elles ne trouvent pas en grande distribution », commente Célia. « Le profil type, c’est plutôt 30-40 ans, pas forcément des familles sauf celles qui sont déjà engagées, pas mal de couples. Quelques personnes âgées ».

Le confinement n’était-il qu’un « état de grâce » pour le drive français ? Les premiers indicateurs, s’ils parlent d’un mode d’achat qui grignote des parts de marché, tendent à dire que les habitudes reprennent le dessus. Les vacances n’ont pas vraiment permis à Ze Drive de mesurer si l’engouement allait s’essouffler ou pas. « C’est la rentrée qui va déterminer si oui ou non les gens se remettent à commander. On a calculé qu’il fallait 2000 commandes par mois pour pérenniser la structure à trois ans. On a dû recruter plus de salariés qu’anticipé mais le panier moyen est au-dessus de ce qu’on avait imaginé ». Plutôt une bonne nouvelle, donc, qui pousse Célia et Laura à réfléchir à la suite ; après la lessive, le papier toilette et le dentifrice (cosmétiques), la viande fraîche est une ambition, tout comme le maquillage.

Ze Drive est donc un jeune modèle dans un business en plein essor, mais la concurrence s’organise. Carrefour, par exemple, développe le service « Loop » (développé par la start-up du même nom avec laquelle le groupe s’est associé), de la « consigne grande consommation ». En juillet dernier, on comptait 12 modèles de drives zéro déchet similaires à celui installé aux portes de Bordeaux. « On est un modèle hybride, donc nos concurrents sont autant les magasins bio que la grande distribution ou les marchés locaux. Par rapport à la clientèle, je dirais que c’est surtout les magasins bio et les épiceries vrac », ajoute Célia. Elles ont eu vent de nombreux autres projets en cours de réflexion dans la région, d’Angoulême à La Rochelle en passant par le Sud-Gironde. En plus de son entrepôt originel (ouvert les mercredi, vendredi et samedi), Ze Drive dispose aujourd’hui de deux autres points de retrait : à Libourne le vendredi et à Floirac le samedi. « On aimerait beaucoup en ouvrir d’autres sur Mérignac, Saint-Médard-en-Jalles, Blanquefort ».

Il faudra sans doute un peu de chance et de discipline, la même qui pousse chaque année de plus en plus de consommateurs à virer les emballages de leurs poubelles : selon les chiffres de Citeo, le taux de recyclage des emballages ménagers est passé de 70,3% en 2019 contre 68% en 2018. Ce chiffre reste encore assez loin de l’objectif de la loi Grenelle 1 (75%) pourtant fixé en 2012 mais repoussé à 2016 puis 2022. Début septembre, l’Ocean Conservancy révélait que les emballages alimentaires (notamment en plastique) étaient, devant les mégots, les déchets les plus présents sur les plages de 116 pays. Voilà qui risque de faire pas mal de cagettes et de bocaux en verre à écouler pour Ze Drive. Quitte à attendre encore un peu pour ce qui est de la rentabilité. « Pour l’instant, on sait qu’on n’aura pas de rémunération avant deux ans. Ce n’est pas le concept le plus rentable du monde, mais ça n’était pas l’objectif à la base », termine Célia. « Le but, c’était juste d’en vivre, de faire un boulot qui nous plaisait et qui avait du sens. Qu’on en soit fières. Et c’est le cas ». Si, comme l’a écrit Oscar Wilde, « la valeur d’une idée n’a rien à voir avec la conviction de celui qui l’exprime », on se dit quand même que c’est déjà ça de gagné.

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