ôQueens (a body lab) : une expérience artistique de la féminité et de l’humanité


Frédéric Desmesure
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Temps de lecture 4 min

Publication PUBLIÉ LE 08/02/2009 PAR Joël AUBERT

Assister au spectacle ôQueens demande un éveil intellectuel intense, une propension à accepter l’abstraction, une curiosité naturelle et quelques clés préalables pouvant éclairer le cheminement du metteur en scène/chorégraphe dans cette nouvelle expérience philosophico-sensitive. Mais ôQueens mérite l’attention qu’il nous demande, ne serait-ce que pour découvrir ce travail exigeant qui caractérise Michel Schweizer, sans doute l’un des artistes de la scène ayant le plus réussi à imposer sa patte ces dernières années.

Un artiste à l’identité remarquable

Dans une production théâtrale et chorégraphique en expansion, proposant une offre foisonnante de spectacles, certains artistes parviennent à s’extirper de la masse pour imposer leur univers mental et scénique. Qu’on pense à un Joël Pommerat ou à un Pippo Delbono et le lien vers une image, un fragment de spectacle ou une lumière s’opère immédiatement, affichant la singularité de tel ou tel artiste.Pour qui a pu assister au spectacleBleib il y a deux ans, ou plus récemment au travail organisé en collaboration avec l’ensemble de musique contemporaine Proxima Centauri, l’esthétique de Michel Schweizer s’apparente à ce type d’identification. Difficile aujourd’hui de ne pas reconnaître le travail scénique et dramaturgique de l’artiste, tant l’adéquation lumière/ texte/ mise en scène de communauté éphémère le caractérise. Pour résumer succinctement, Michel Schweizer met en jeu des expériences sensibles et esthétiques inclassables, interprétées par des prestataires de services ayant pour but de réinjecter une réalité sociétale ou humaine sur scène. Après les bergers allemands et maîtres chiens de Bleib, il s’intéresse dans ôQueens à l’identité féminine, provoquant cette fois la rencontre avec une strip-teaseuse, une ballerine et une culturiste accompagnées d’un chanteur basque et d’un narrateur.

Une oeuvre exigeante et stimulante

Si sur dossier le propos est clair, il faut s’attarder plus longuement à la contemplation du spectacle pour en saisir l’intention. Car ôQueens est une oeuvre difficile, certains iront jusqu’à dire élitiste, mais qui au final s’avère étrangement stimulante. Pénétrer dans l’univers Schweizer, c’est découvrir les multiples stimuli de cette expérience artistique unique. D’abord visuel, traverser son espace équivaut à entrer dans un carré monochrome pouvant varier d’intensité ou de couleur mais toujours froid et clinique. C’est découvrir une esthétique laborantine, agrémentée d’un travail sonore très subtil alternant grésillements imperceptibles, musique lancinante et fantomatique ou explosions sonoresfulgurantes et libératrices. C’est aussi et surtout rencontrer des corps et des voix habituellement tues, à priori dénués d’intérêt scénique ou dramaturgique et classés dans la catégorie ordinaire. Ici la primauté est donnée à trois femmes engagées dans un travail quotidien d’exposition et de transformation plastique, trois reines de la représentation brouillant les distinctions des genres dans leurs métamorphoses physiques. Comme toujours chez le metteur en scène la parole leur est donnée, un discours interrogeant la condition féminine et plus largement celle de l’humanité au travers de voix off de chiens présents sur scène, entités canines réflexives et cyniques. Une autre manie du metteur en scène qui se plait à instaurer par le biais d’animaux des conversations philosophiques existentielles et sociétales écrites par des intellectuels tels que Dany-Robert Dufour. Second stimuli lorsque captivé par les voix, on tente d’en percevoir le sens, persuadé que le discours estfondamental dans un spectacle et qu’on nous offre enfin la possibilité de réfléchir de façon plus conceptuelle et globale surla condition humaine.

De Bleib à ôQueens, un pas supplémentaire vers une abstraction discursive

Dans cette nouvelle création, Michel Schweizer franchit un cap supplémentaire dans l’abstraction et l’abolition des genres en imaginant une oeuvre extrêmement plastique qui joue plus intensément que la précédente sur la mise en scène des corps. On ne peut s’empêcher de songer à un prolongement de Bleib, qui se serait radicalisé en évitant toute parole superflue, comme nous le précise l’avertissement du début: “Ne parlez que pour fournir des informations nécessaires à la réalité conjoncturelle de l’échange”. Les ficelles sont les mêmes, on retrouve les inscriptions sur écran, la gente canine, des interprètes principaux n’ayant aucun lien avec le spectacle vivant, quelques mouvements chorégraphiques justifiant sa classification et l’envie de déstabiliser l’ordre établi par la parole atypique de corps socialement muets. Une parole de technicienne, ambivalente, entre ironisation de soi et hystérie de la retenue et de l’effort continu. Une micro-société pour parler de phénomènes plus larges. Si l’intention est la même à une communauté près, le bavardage et l’ironie présents dans Bleib permettaient une entrée plus aisée dans l’univers du créateur. Ici, la facilité cède définitivement la place à une pensée dense et condensée, à peine perceptible et à une identité visuelle et sonore s’octroyant le premier rôle. L’enjeu en devient par conséquent plus obscur, demandant au spectateur de créer du lien entre les différents éléments sans lui laisser la moindre piste. C’est là toute l’ambiguïté de ce nouvel opus qui vise à convoquer sur scène un morceau d’ordinaire mais qui exclut une partie du public à qui il entend parler. Reste alors à se faire happer par la force artistique et la singularité de l’oeuvre pour en apprécier l’opacité, sans tenter d’en décrypter la totalité. Pénétrer dans un spectacle de Michel Schweizer c’est accepter de se sentir concerné par un dialogue avec la scène qui nous dépasse mais dont on peut percevoir en filigrane les bienfaits inhérents, c’est enfin avoir l’impression éphémère et égoïste d’ intégrer une société artistique dont seuls quelques “élus” auraient la clé.

Photo : Frédéric Desmesure

Hélène Fiszpan

ôQueens (a body lab), conception, scénographie et direction Michel Schweizer.
Compagnie La coma – www.la-coma.com


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