Quand Bordeaux teste les « caméras-piétons »


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Temps de lecture 8 min

Publication PUBLIÉ LE 19/03/2018 PAR Romain Béteille

Objectif : dissuasion

Bordeaux a beau bénéficier de 101 caméras de vidéosurveillance fixes et d’un centre-vidéo tout neuf pour centraliser les images, elle a donc choisi à partir de ce lundi d’équiper ses agents de police municipale d’un nouveau joujou, sobrement nommée caméra piéton. En théorie, c’est simple : tout agent possédant l’une de ces caméras mobiles, fixée à sa tenue, pourra la déclencher au cours d’une intervention s’il juge qu’un incident est susceptible de se produire. Il ne s’agit nullement d’une caméra espion : le dispositif est largement visible (de la taille d’un talkie-walkie de poche… sans l’antenne) et un petit signal lumineux vient confirmer que l’enregistrement est bien activé. L’outil est nominatif : un identifiant unique et le matricule de l’agent est intégré à chaque caméra. Et si ça ne suffisait pas, l’agent Ulrich Lizé, chef de service et policier à Bordeaux depuis cinq ans, confirme que tout le monde sera forcément au courant qu’il est filmé. « Un simple contrôle peut parfois faire que la personne en face commence à s’emballer, à tenir des propos outrageux. À partir de ce moment là, on va déclencher le film, ce qui va permettre d’asseoir la position de l’agent si une plainte est déposée. Ça fait plus d’un an qu’on travaille sur la mise en place des caméras; on a prospecté dans différentes communes qui l’ont depuis plusieurs années, les retours sont clairs et net : le déclenchement ou même le port de la caméra font tomber les tensions. On est, cela dit, obligés de prévenir, d’autant plus que la caméra est visible de loin ». 

Oui, car si le dispositif est tout nouveau à Bordeaux (qui s’était déjà équipé de tasers en 2016), il ne l’est pas forcément ailleurs. La caméra-piéton avait déjà bénéficié d’une expérimentation en France en avril 2013 dans 47 ZSP (Zones de sécurité prioritaire) pour la police nationale et la gendarmerie, avant que le Premier ministre de l’époque (un certain Manuel Valls) ne lance le souhait d’une généralisation. Cette dernière a été actée par la promulgation, en décembre 2017, d’un décret (numéro 2016-1861) « relatif aux conditions de l’expérimentation de l’usage de caméras individuelles par les agents de police municipale dans le cadre de leurs interventions ». Ce dernier précise bien que jusqu’au 3 juin 2018, en tout cas en France, ce déploiement se fait « à titre expériemental », dans le but de « collecter des preuves d’infraction » plus efficacement (comprenez réduire la paperasse), qui pourront, le cas échéant, être utilisées dans le cadre d’une procédure judiciaire. Elle a, cela dit, déjà fait ses preuves ailleurs : en juillet dernier, la police de Montréal terminait sa phase d’expérimentation des caméras corporelles sur 70 policiers (soit, à dix près, l’effectif bordelais concerné). En France, trois mois avant la fin de l’expérimentation, le maire de la commune concernée doit adresser un rapport au ministre de l’intérieur comprenant une évaluation de l’impact de ces caméras sur les interventions policières. Ailleurs, Toronto a été l’une des premières villes à communiquer des résultats, et ces derniers sont intéressants : le taux de soutien aux caméras corporelles est passé, selon le rapport, de 46% avant le début du projet pilote en 2015 à 58% en 2016. Mieux : près de 61% des agents ont remarqué son effet dissuasif sur les comportements, même si seuls 32% d’entre eux considèrent qu’elle provoquerait une différence positive dans leur travail. Si on vous parle de Montréal, ce n’est pas uniquement pour vous rafraîchir la mémoire : la ville a testé deux dispositifs de caméras, Axon et Getac. Or, Axon (ancienne société « Taser »), c’est précisément la marque ayant répondu à l’appel d’offre bordelais, pour un budget municipal établi à 35 000 euros dont 20 000 euros de subventions de l’État. 

L’effet Big Brother

Une question se pose pour les habitants qui pourraient être interpellés : hormis le fait d’être prévenus du fait d’être filmés, comment peuvent-ils savoir où finissent ces bandes et qui peut les voir ? Là-dessus, la réponse de la ville de Bordeaux se veut rassurante et se divise en plusieurs axes de négation. Non, l’enregistrement vidéo ne se fait pas en permanence lors des patrouilles; déjà parce que c’est censé avoir un effet plus dissuasif que « Big Brother », et aussi parce que ça coûterait beaucoup trop cher en stockage de données, dont le prix peut grimper bien plus haut que le seul achat des caméras (entre 300 et 1000 dollars pièce) : environ « 70% du budget » pour le responsable de l’opération canadienne. Non, ces données ne sont pas vouées à être conservées indéfiniment : « hors procédure judiciaire », précise la mairie, « les enregistrements audiovisuels sont effacés automatiquement au bout de six mois ».

Elles sont, de plus, « transférées sur un support informatique sécurisé » dès le retour des agents en patrouille. Interdiction alors pour eux de les visualiser en temps réel et hors de question de se les passer entre collègues pour égayer les fins de services : « seul le personnel d’encadrement, soit une dizaine d’agents peuvent avoir accès à ces images », certifie pour sa part Nicolas Andreotti, chef de la Police municipale et tranquillité publique à Bordeaux. Enfin, comme le précise l’adjoint au maire Jean-Louis David, « la Cnil a été saisie et le dispositif a fait l’objet d’une déclaration ». L’influente Commission Nationale de l’Informatique et des libertés a donc donné son feu vert à ce nouvel outil, censé « prévenir, dissuader et apaiser certaines situations conflictuelles ». Il viendra donc renforcer le dispositif de vidéosurveillance déjà très actif sur la commune : en 2017, 539 réquisitions ont été opérées par la police nationale sur l’enregistrement des différentes caméras réparties dans la ville, et 700 personnes interpellées grâce à cette surveillance. Et Bordeaux ne devrait pas être la dernière à s’équiper de caméras piétons : sur le seul département de la Gironde, six autres arrêtés préfectoraux ont été pris depuis l’adoption du décret. Déjà actives à Lormont, les caméras piétons devraient équiper dans les mois à venir les agents de Libourne, Marcheprime, Saint-Sulpice de Cameyrac, Montussan et Avensan.

« Reconquête républicaine » 

On aurait pu s’arrêter là, mais non. Le contexte a son importance. Ce nouveau dispositif est en effet déployé dans une période particulière, alors même que Bordeaux Maritime est l’un des 30 quartiers candidats à l’échelle nationale qui bénéficiera, dans les prochains mois, du plan Police de Sécurité du Quotidien. Bien que les mesures prises par cette nouvelle « reconquête républicaine » ne soient pas encore déployées, elles ont déjà eu des effets indirects : à Lormont, une nouvelle patrouille de police à récemment vu le jour. Cette dernière est « mixte », c’est à dire composée d’agents de la police nationale et municipale. Le maire de la commune, Jean Touzeau, a beau avoir fait partie de la concertation sur la PSQ, il a semble-t-il pris les devants faute d’être intégré au dispositif. Au milieu de ces enjeux nouveaux vient se greffer un autre contexte, qui fait lui un peu moins preuve d’une volonté de « reconquête ». Le 8 mars dernier 32 policiers municipaux (sur les 116) ont débuté une « grève illimitée ». En cause ? La future réorganisation de leur service, pour un coût estimé à 3,5 millions d’euros), prévoyant notamment l’embauche de 29 agents supplémentaires et une sectorisation des agents dans un quartier pour trois ans. Réunie autour des représentants syndicaux la semaine dernière, la mairie de Bordeaux reste visiblement inflexible sur leurs demandes, portant notamment sur l’horaire de fin de travail (fixé à 21h) et les lndemnités de sujétion.

police municipale Bordeaux

Revenir sur le premier point ? « Nous avons considéré que cet horaire n’était pas négociable car le modifier remettrait en cause la totalité des plannings », justifie Jean-Louis David. Pour les jours de sujétion, même langage : « il n’était pas convenable d’aller plus loin ». Les policiers en grève, eux, aimeraient bien aller un peu plus loin. Réunis ce lundi (comme par hasard, le jour de la présentation à la presse des caméras-piétons), une trentaine d’entre eux, affublés de masques blancs et de capuches, ont ressorti leurs banderoles. Le mouvement démarré il y a une dizaine de jours s’était fait beaucoup plus discret depuis, mals la fin de la grogne des agents n’est visiblement pas encore à l’ordre du jour. « En fait, il n’y a pas eu d’arrêt », souligne même Jérôme Deshortes, délégué syndical CGT. « La restructuration, ça fait presque deux ans qu’ils en parlent à sens unique. Les retours des agents reçus n’ont quasiment jamais été entendus. Depuis que les agents sont en grève, on a été reçus par l’autorité territoriale et les administratifs en lettre morte alors qu’ils demandent juste de légers ajustements à ce projet pour concilier un peu plus leur travail et leur vie personnelle ». Pour ce responsable syndical, le problème n’est pas tant l’ajustement des mesures à la ligne qu’un sentiment de désoeuvrement des agents, plus profond. Plutôt que d’engager 29 nouveaux agents, l’intersyndicale a affirmé le besoin d’en recruter une centaine. Deux poids deux mesures, que le porte-parole justifie : « le chiffre de 100 agents a été donné de manière assez symbolique. Pour autant, il n’est pas si incohérent que cela ».

« Ce qui pose problème, continue-t-il, « c’est qu’ils veulent augmenter la présence des agents sur le terrain de manière plus importante que le nombre d’agents recrutés, il y a une incohérence d’ambition. La sectorisation, en l’état, ferait qu’il y aurait dix agents pour Caudéran, Saint-Augustin et Nansouty en comptant les formations et les différents cycles. En clair, dans certains endroits, il n’y aurait pas d’agents, alors qu’il suffirait de se charger de la ventilation du personnel de manière à avoir des unités plus nombreuses. Il y a des villes où la sectorisation fonctionne très bien, mais les agents sont plus nombreux ». Pour lui, couper les huit quartiers de la ville de Bordeaux en trois secteurs est, en l’état actuel des choses, une fausse bonne idée. « Si on veut mettre en place un projet de direction aussi ambitieux, il faudrait doubler les effectifs actuels. En tout, on devrait passer de 116 à 200 agents. Ce sont des agents très formés : entre le taser, la gestion juridique, les interventionnels, maintenant la caméra plus les congés et les rotations, c’est très difficile en l’état d’avoir des agents qui tiennent sur la durée ». Pour la mairie, l’objectif de cette restructuration, intervenant après la délégation de la surveillance du stationnement à une société privée (dont les agents sont visiblement très performants), reste limpide : « que les policiers municipaux deviennent polyvalents, quelque soit la nature de leur mission ». Cette nouvelle territorialisation géographique, c’est avant tout pour faire en sorte que les agents « soient en prise directe avec les mairies de quartier » et c’est justifié par le fait que « la relation entre la police et la population est en évolution et n’est plus la même qu’il y a cinq ans, compte-tenu de l’attractivité de Bordeaux qui apporte des lots de méfaits différents ». En théorie, cette restructuration policière est toujours prévue pour le mois de septembre prochain. D’ici là, les agents grévistes devraient s’immiscer dans la déclinaison locale de la manifestation du jeudi 22 mars, et peut-être faire quelques foulées lors du prochain Marathon de Bordeaux deux jours plus tard. Avec, certainement, des caméras piétons par-dessus leurs gilets ou ceux de leurs collègues en service…

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