Lorsqu’il s’agit des affaires de l’Etat, le gouvernement a le contrôle de l’agenda et le bénéfice de l’initiative, deux leviers qui, habilement médiatisés, peuvent aider à faire passer une réforme. En ce qui concerne celle de la justice pénale, la stratégie gouvernementale commence avec une première annonce en janvier de la volonté présidentielle, puis la formation d’une commission ad hoc. Quelques mois plus tard, la présentation des conclusions de cette commission est forcément favorable aux intentions de son commanditaire… L’attention publique se focalise alors sur la mesure la plus spectaculaire : la suppression du juge d’instruction dont les enquêtes seraient désormais confiées aux procureurs. Sans surprise, le monde de la justice et celui de la politique s’émeuvent car le parquet étant actuellement dépendant de l’exécutif, il y a des risques d’étouffement des affaires politico-financières, sanitaires ou mettant en cause des personnes proches du pouvoir.
Une batterie d’arguments de défense…
Face à une opposition attendue, la communication gouvernementale met en avant plusieurs arguments pour défendre cette réforme dans la presse et les médias.
Le premier repose sur la discréditation de la fonction de juge d’instruction. On ressort l’affaire d’Outreau, d’autant plus que le juge Burgaud n’a reçu en avril dernier qu’un blâme de la part du Conseil Supérieur de la Magistrature, une sanction jugée trop légère par bien des commentateurs et journalistes. On cite ensuite la phrase de Balzac, selon lequel le juge d’instruction serait « le personnage le plus puissant de France ». C’est oublier au passage les récentes réformes qui ont touchées le juge d’instruction : déssaissiment du pouvoir d’incarcération au profit d’un juge des libertés et de la détention, mise en place de la collégialité de l’instruction sur les affaires délicates, de « pôles de l’instruction » spécialisés dans les grandes villes, contrôle accru de la Chambre d’instruction.
Le second contre-feu souligne le faible nombre des affaires traitées par les juges d’instruction (moins de 5% des affaires pénales) pour les présenter comme désuets et quasiment inutiles, alors qu’il s’agit justement des enquêtes les plus complexes et touchant aux faits les plus graves. On sait que les chiffres peuvent marquer les esprits par leur illusion de transparence. Plutôt que les reprendre sans recul, il faudrait voir à quoi ils s’appliquent exactement ou tenter des comparaisons. En voici une : en 2006, les cours d’assises ont prononcé 2516 arrêts, alors que 1 153 343 décisions ont été rendus par la justice pénale. Cela représente 0,21 % des décisions. Pourquoi ne s’empresse-t-on pas alors de supprimer les cours d’assises, dont la procédure est de plus complexe et coûteuse ?
… qui cherchent à masquer le peu d’indépendance du procureur…
Lorsque des opposants à la suppresion du juge d’instruction rappellent le manque d’indépendance des procureurs (la nomination et la carrière de ceux-ci dépendent actuellement directement du ministère de la Justice), une troisième tactique consiste à s’indigner contre le doute qui serait ainsi jeté sur l’ensemble de la justice française. On a ainsi pu entendre l’actuelle Garde des Sceaux, Michèle Alliot-Marie, défendre l’intégrité des procureurs et déclarer que « c’est faire peu de cas à la fois de leur honneur et de leur indépendance ». C’est pourtant un secret de Polichinelle que, hormis l’opiniâtreté et l’abnégation de quelques-uns d’entre eux,les procureurs sont particulièrement sensibles aux coups de téléphone et autres instructions individuelles de la Chancellerie !
Dernier argument, plus baroque encore, l’indépendance du procureur-enquêteur serait inutile puisque, avec la fin annoncée du secret de l’instruction, les médias auraient une fonction de contrôle du parquet, surveillant les enquêtes en cours ou publicisant celles qui seraient indûment classées sans suite C’est là donner beaucoup de pouvoir aux journalistes, alors que, dans la grande majorité des cas, c’est au contraire l’ouverture d’une information judiciaire qui a permis le traitement médiatique d’une affaire, comme ce fût le cas pour le dopage du tour de France, l’affaire Elf ou encore l’amiante.
… Mais qui sont surtout des tactiques de diversion !
On le voit, toutes ces polémiques sont dévoreuses d’espace et de temps. Elles distrayent les commentateurs médiatiques des autres propositions du rapport Léger, dont certaines sont cependant lourdes de conséquences pour l’organisation de la justice et les droits des justiciables.
Si certains points sont favorables aux libertés publiques (comme la limitation des délais de détention provisoire ou de garde à vue), un autre, qui marque un recul des droits du suspect, est passée inaperçue : la proposition de créer une « retenue judiciaire » de 6 heures, décidée par la police, sans enregistrement des auditions et qui pourra précéder la garde à vue proprement dite.
Mais l’autre enjeu fondamental du rapport léger est la transformation radicale de la justice pénale française. Les innovations sont nombreuses : introduction d’une procédure allégée avec reconnaissance préalable de culpabilité en matière criminelle (sorte de « plaider coupable » à la française qui permettrait de juger plus vite et sans revenir sur les faits), limitation des pouvoir du juge du siège qui ne dirigera plus l’audience mais vieillera seulement au « bon déroulement des débats », accroissement du contradictoire entre parquet et avocat. Mises bouts à bout, ces propositions dessinent le visage d’une nouvelle justice pénale où les prévenusseront face à un procureur tout puissant et où le droit des victimes risque d’être réduit à une transaction opaque avec le responsable des faits. Dans cette justice à deux vitesses, où la présence d’un bon avocat sera décisive, le juge n’aura plus pour tâche de rechercher la vérité, quoiqu’il en coûte, mais de simplement distribuer les punitions…
Le projet d’une justice « à l’américaine »
Jusqu’alors fondé sur le principe de « manifestation de la vérité », grâce à une enquête menée de manière indépendante, la justice française se dirige vers un modèle américain, accusatoire, où le juge n’est plus que l’arbitre des parties adverses. Une grande partie des affaires risquent de ne plus être connue des journalistes et de leurs publics, la partie «enquête» du procès s’effaçant devant la seule délibération de la peine. Or, on le sait, la construction des problèmes publics s’appuie actuellement largement sur les débats qui ont lieu devant les tribunaux. Sur cette question de fond, essentielle pour le fonctionnement de notre société et les droits de chacun d’entre nous, il faudra bien qu’un débat médiatique s’ouvre quand le rapport Léger se transformera en projet de loi.
Photo : Blind Justice: Sculpture de Stanley Young, 1913 (Londres)
Vincent Goulet.