VU de Vitoria: Internet et le futur de la démocratie: » Sur le web on ne vote pas on délibère »


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Temps de lecture 6 min

Publication PUBLIÉ LE 01/02/2012 PAR Joël AUBERT

Le web a fragmenté l’espace public
Tout d’abord, Internet n’est pas un espace public comme les autres. Le numérique a introduit de nouveaux repères et surtout de nouveaux critères qui ne sont plus les critères hérités. Intervenant au congrès, Milad Doueihi, titulaire de la chaire de recherche sur les cultures numériques à l’Université Laval de Québec et auteur américain de La Grande Conversion Numérique (2009), a redéfini le terme de fragmentation, de façon positive : « Attention de ne pas prendre ce mot dans le sens romantique ! Le sens romantique voudrait que le fragment soit le reste d’une unité et d’une cohésion qui s’est divisée… mais le fragment est aussi un style de pensée très spécifique et puissant qu’il ne faut pas considérer comme une faille, mais plutôt comme une forme de reconfiguration qui redéfinit la façon dont on va apprécier, sans pour autant perdre cohésion et cohérence. A travers cette fragmentation, on est en train de construire un nouveau modèle de confiance sociale. Et c’est ainsi le lien social lui-même qui est train d’être redéfini. Le peuple est concerné. Ce qui fait retour, c’est la vraie diversité politique et linguistique qui est, pour moi, chose tout à fait positive. »

Mais à travers la fragmentation de la scène sociale, c’est surtout le triomphe d’un individualisme qui s’est développé. L’individu ne regarde que l’information qu’il s’est choisi et ce principe de sélection transforme éminemment nos sociétés. Sous les traits de l’internaute et du lecteur se dessinent en réalité la « figure de l’individu pur» et sa capacité à toucher le monde entier sans intermédiaire. Intervenant central dans le débat, Bernard Poulet, rédacteur en chef de L’Expansion, Paris, a exprimé un besoin de ressaisir la communauté, sinon quoi Internet – à cause de réseaux tels que Facebook ou Twitter – pourrait devenir un « contre espace public ».

Dans la diversité de tels réseaux sociaux, les élites, pessimistes, ont vu émerger une parole sauvage. « La vérité, c’est que cette parole a toujours existé : avec Internet, elle a trouvé un support de forme d’expressivité politique. D’ailleurs, certaines personnes socialisent beaucoup mieux sur internet que dans la rue, et se sentent plus sûres d’elles dans l’espace électronique que dans l’espace réel », précise Dominique Cardon. Paradoxalement avec Internet, nous sommes aujourd’hui dans un espace à la fois globalisé et de repliement individuel.

Il est temps de s’adapter à ce tournant !
P. Flichy et D. CardonC’est une réalité, les internautes ‘zappent’, entre la situation en Irak, celle en Afghanistan, Fukushima, le traité constitutionnel européen, la crise économique et financière : chaque débat est ‘un moment d’émotion vite passé’, et le manque de discussion de fond laisse des traces. Les journalistes sont ceux qui vivent quotidiennement ce processus de changement. Ils sont aussi les premiers à subir l’impact négatif, économique, de cette révolution. Il est aujourd’hui plus que nécessaire de réfléchir aux divers moyens de s’adapter à ce tournant.  Xavier Vidal Folch, rédacteur en chef de El Pais, Barcelone, a exprimé sa ferme préoccupation en évoquant le rôle et la responsabilité des journalistes : « on doit vraiment digérer… et surtout diriger ! Les journalistes sont un peu comme des alchimistes qui cherchent la formule clé pour la cohabitation démocratique de ce nouveau monde.» Certes, les médias ne sont pas le pouvoir, mais ils en ont un, qui est essentiel. Bernard Poulet a insisté sur le risque majeur de la profession aujourd’hui : considérer l’instantanéité comme une valeur. L’instantanéité pousse à tout uniformiser et condamne ainsi une autre et vraie valeur cette fois : celle de la réflexion. « Il ne s’agit pas d’une mince préoccupation ; cette confusion a provoqué de nombreuses erreurs ». Non seulement l’arrivée d’Internet n’a pas ajouté grand chose à la qualité de discussion entre les lecteurs à l’égard de sujets de réflexion tels que l’actualité, mais elle représente un danger du fait du flux anarchique d’informations.

« Autrefois » on filtrait, puis on publiait – c’était précisément le métier des journalistes. Aujourd’hui, on publie, et les internautes filtrent. C’est un peu la démocratie de quiconque, incarnée, par exemple, par l’Encyclopédie libre Wikipédia qui regroupe la diversité des connaissances des internautes du monde entier.

« Mais on ne fait de collectif qu’avec de l’hétérogène » : pour le sociologue Dominique Cardon, la société Internet serait presque un idéal démocratique. « Internet ne cherche plus à unifier un mode de pensée mais, au contraire, affermit les individualités. Sur le web on ne vote pas, à proprement parler, et il n’y a pas un seul représentant élu à la majorité. Non : on délibère, en collectif. C’est un procédé extrêmement libéral, donc extrêmement individuel. » Ainsi la révolution Internet n’est pas seulement celle d’un tournant digital et technique, mais celle de nouvelles valeurs.


Le futur d’internet et sa gouvernance
Paul Mathias, ex-directeur de programme au Collège international de philosophie, a évoqué de façon négative l’actuelle gouvernance d’Internet à travers l’exemple de Facebook… « Nous n’opérons pas dans le numérique, mais nous sommes opérés par le numérique… D’où des coïncidences telles que ‘j’aime’ ou ‘je n’aime plus’, ‘me gusta’ ou ‘ya no me gusta’, proposées en plus de 75 langues sur Facebook, pour juger de n’importe quel ‘article posté’ sur le ‘mur’ de nos ‘amis’. Ce que nous faisons dans les espaces numériques, c’est en réalité ce que ces espaces rendent possibles de faire. Le monde virtuel crée des contenus dont nous ne sommes pas à proprement parler les auteurs », a-t-expliqué.

La tribune du congrès

Pour prendre un autre exemple que celui de Facebook, Dominique Cardon évoque le ‘Pagerank’ de Google (algorithmes de Google) : « un rêve », selon lui. « Google, ce n’est pas une histoire de startup qui a eu de la chance comme Facebook. » Google est basé sur cette idée fondamentale que la qualité d’une information ou d’un mot n’est établie qu’en fonction du nombre de sites et réseaux qui ont évoqué et cité l’information ou le mot à travers un lien : « un lien est un vote ». Pourquoi « un rêve »? Parce que, dans l’idée, il s’agit bien là d’un véritable modèle de distribution méritocratique, qui prône « l’indépendance des jugements et la sagesse des foules ». Le ‘Pagerank’ de Google dépend des bons mots clé sur des sites et, contrairement à ce que pensent beaucoup d’internautes, il ne concerne pas le nombre de fréquentations de la page : «  Vous pouvez lire dix fois une page, elle ne bougera pas d’un pouce dans le classement Google. » Ainsi Google n’intervient pas dans l’activité des internautes entre eux et pousse au naturel. C’est là l’idéal de Google : « agissez de façon naturel et nous, nous ne ferons que rendre compte de façon transparente de votre effet. »            

Pour conclure les deux journées de débat, Dominique Cardon a questionné avec finesse et passion : « comment ordonner la diversité expressive du web ? 

En fait, on pourrait supprimer l’individu sur Internet : ce qui circule sur le web ne sont que des idées qui votent pour des idées. On se sert de documents pour produire son identité via des signes distinctifs (‘j’aime’ ou ‘j’aime pas’). Mais voilà: Internet est beaucoup plus organisé et pointu qu’il n’y paraît. Il faut s’intéresser à l’organisation d’Internet lui même », c’est un des points cachés du futur d’Internet. Pour arriver à créer des arènes d’échange et de discussion, la solution est algorithmique. Internet calcule sans cesse. Et il y a là un paradoxe, car c’est cette même organisation du web qui rend nos navigations extrêmement routinières fait que nous n’avons qu’une vision partielle d’Internet. « Rassurez-vous, a-t-il tenu a préciser, je ne vous parle pas du règne de la machine sur l’homme. Les algorithmes sont une des tâches de la sociologie et de la philosophie : ils sont intelligents car ils enferment des valeurs, qu’il faut prendre comme les principes mêmes d’internet. »

Le web qui se dessine n’est plus cet espace central qui régulait les documents publiés, ce rêve pionnier de Google d’un web de documents, mais un espace d’individus. Tous les forums sociaux sont des expériences individuelles… et une démocratie individuelle est bel et bien née d’internet. » 

Fanny Cheyrou

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