Asobo, du Moyen-Âge à l’âge d’or


Asobo Studios
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Temps de lecture 13 min

Publication PUBLIÉ LE 24/05/2019 PAR Romain Béteille

Le développement d’un jeu vidéo, tout comme celui d’un film, est un processus long, coûteux et très singulier de par l’interactivité qu’il propose au joueur et, plus rarement (au gré des modes), les sujets qu’il aborde. Cette industrie du divertissement , évaluée en début d’année à 4,9 milliards d’euros (selon les données d’Entertainement Retailers Association) pèse désormais plus que celles du cinéma et de la musique réunies en France et se base principalement sur d’énormes succès commerciaux vendus à plusieurs millions d’exemplaires comme, dernièrement, le jeu Red Dead Redemption 2 du studio de développement Rockstar Games. Dans ce tableau du divertissement mondialisé dans lequel de très nombreux studios, éditeurs et constructeurs se réunissent à la mi-juin à Los Angeles pour le plus grand salon professionnel et public dédié aux acharnés de la manette, la France est plutôt bien placée et compte dans ses rangs de nombreux studios emblématiques (on pense au géant Ubisoft, au très cinématographique Quantic Dream ou aux lyonnais fans de l’univers « steampunk » de chez Arkane) au savoir-faire reconnu pour produire de nombreux titres de tous les genres venant régulièrement alimenter le premier marché culturel de l’hexagone. 

Chiffres vente jeux vidéo

En 2018, le marché du jeu vidéo français a connu un chiffre d’affaire record de 4,9 milliards d’euros et une croissance de 15% (souce : Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs ou SELL). 

Dans ce paysage à la compétition souvent féroce pour bénéficier d’un peu d’attention de la part d’un public toujours plus sollicité et disposant d’une « zapette » toujours à portée de main, Bordeaux est sérieusement en train de tirer son épingle du jeu. Si, en octobre 2018, Ubisoft y a ouvert une antenne, de nombreux studios indépendants gravitent autour de la scène locale, et certains donnent parfois lieu à de belles success story comme les deux millions d’exemplaires vendus récemment franchis par le studio bordelais Motion Twin, composé de sept personnes. Sorti et disponible depuis le 14 mai dernier, le jeu « A Plague Tale : Innocence » sera peut-être bientôt de ceux-là. Il a en tout cas mis dans la lumière de manière singulière le studio dans lequel il est né, baptisé Asobo et créé en 2002. Jusqu’à présent, ces derniers ont notamment travaillé sur des adaptations de licences Disney-Pixar (dont Ratatouille, la preuve qu’ils connaissent bien les rongeurs…) ou encore le jeu de course Fuel, perfectible mais dont plusieurs professionnels avaient salué l’immensité (14 400 kilomètres carrés) et l’atmosphère.

C’est justement dans cette dernière qu’on a décidé de vous plonger pour vous raconter un peu les coulisses de cette création avec l’aide d’Aurélie Belzanne, chargée de communication chez Asobo ayant suivi le développement du jeu (qui a duré quatre ans) de près, après avoir participé dans son domaine au lancement de licences emblématiques d’Ubisoft comme Splinter Cell ou Prince of Persia. Le contexte choisi, très narratif et plutôt dirigiste, est un des éléments clés ayant forgé son identité. Il est assez rarement abordé dans le divertissement (et encore moins dans une industrie vidéoludique parfois frileuse par souci de plaire au plus grand nombre) et pas franchement très joyeux, ce qui participe indéniablement à lui forger une véritable ambiance. 

Un décor familier

Nous sommes au XIVème siècle, en 1348 pour être exact, sur les terres d’Aquitaine, en pleine guerre de cent ans. Une période de chaos, de violence et de désespoir, dans laquelle commence à sévir une étrange maladie, baptisée plus tard peste noire, aux ravages ayant causé la mort de 24 millions de personnes en Europe entre 1346 et 1353. Le jeu d’Asobo ne badine pas avec la brutalité et l’horreur des situations qu’il dépeint : la cruauté et le sang n’y sont jamais sacrifiés sur l’autel du politiquement correct et sont utiles, à leur manière, dans la narration. Tout commence pourtant dans un écrin de verdure, le château de la noble famille de Rune et des deux personnages principaux de l’aventure : la jeune Amicia, quatorze ans, et son petit frère Hugo, cinq ans. Ce dernier souffre d’une étrange maladie qui contraint sa mère à rester auprès de lui, dans sa chambre, pour tenter de trouver un remède. Amicia, elle, est élevée par son père comme un jeune garçon (il lui apprend notamment à chasser et à tirer à la fronde, l’un des éléments centraux des mécaniques du jeu).

Le drame survient rapidement : d’abord par l’invasion brutale de l’Inquisition au sein le domaine, puis par la mort de plusieurs personnages clé de l’univers d’Amicia, dont l’un avalé dans un trou béant et dans lequel grouille une bien sombre « diablerie ». Obligés de fuir la demeure dans laquelle ils ont grandi, Amicia et Hugo vont devoir apprendre à se connaître – eux qui n’ont pas été élevés ensembles et ne se sont quasiment jamais vus – et à évoluer dans un monde ravagé par la peste et la guerre. Ce monde là, tantôt terrifiant, tantôt magnifié par des décors saisissants, a été salué comme l’une des grandes forces de ce jeu développé par une équipe de 45 personnes, en partenariat avec l’éditeur français Focus Home Interactive. Au fur et à mesure des dix-sept chapitres qui composent l’aventure, on est souvent confrontés à des situations où des inspirations qui, en tant que joueur, nous paraissent familières. Pourtant, l’équipe est allée piochée dans plein de domaines pour rendre les différentes atmosphères qu’ils dépeignent, aux paysages souvent sortis de contes de fées, à juste titre, dans lequel la filiation entre ce petit garçon et sa soeur évolue au fur et à mesure que le joueur passe d’un décor à l’autre.

Un conte « remixé »

« C’est une thématique qui intriguait tout le monde. Au départ, on voulait absolument raconter un conte. C’est un sujet qui nous touchait, on est tous devenus parents et on voulait raconter quelque chose autour des enfants, c’est ça qui a conduit toute la réflexion. En regardant du côté des contes de Perrault et de Grimm, on a très vite vu que c’était des choses très sombres, qui avaient des doubles lectures, parlaient de choses dures et puisaient leurs racines dans des faits historiques réels. Le Sud-Ouest comporte plein de vestiges de l’époque qu’on a choisi. Dans toute la Guyenne, encore anglaise à cette période, il y a énormément de châteaux et de villages qui ont été construits pendant cette période et on s’est dit que c’était la meilleure façon de raconter une histoire et d’être à-propos. On est donc allés faire des repérages, notamment à Saint-Émilion, Carcassonne ou Sarlat », confie ainsi Aurélie. « C’était aussi un moyen de faire voir le monde par les yeux de nos enfants, montrer sa beauté et montrer qu’on peut y avoir des moments d’émerveillement. Ca tranche avec le côté cru de ce qui passe, autant dans le Moyen-Âge que dans la vie en général. Amicia rentre dans l’âge adulte pendant l’histoire et va devoir prendre des décisions difficiles pour sauver son frère. Il y a un contraste entre la façon dont elle voit le monde au départ et la façon dont il se transforme quand le choc de la réalité la rattrape ».

A Plague Tale

Quelques unes des (nombreuses) références, citées plus bas, ayant servi d’inspiration aux développeurs d’Asobo Studios dans le développement d’A Plague Tale : Innocence.

Comme toute création originale (la première réellement narrative du studio), A Plague Tale a fureté un peu partout pour s’inventer des modèles. « On a regardé d’autres jeux vidéo, bien sûr. Ico a été une histoire très forte, c’est resté dans les têtes de tout le monde jusqu’au bout. « Brothers : a Tale of Two Sons » raconte aussi des choses proches de notre histoire. On est tous fans du studio Naughty Dog, donc évidemment tout le monde a aussi fait l’analogie avec « The Last of Us » (à la différence que le monde d’A Plague Tale n’est pas post-apocalyptique mais plutôt, à certains moments clé, apocalyptique tout court).

« On avait aussi envie d’apporter des choses nouvelles à ce genre, c’est la raison pour laquelle on s’est nourris de plein d’autres choses dans la culture et les arts », continue Aurélie Belzanne. « On est notamment allés voir du côté des clairs-obscurs des grands maître comme Rembrant ou Bruegel pour créer cet effet de contraste dans une époque où on s’éclairait encore à la bougie. Notre directeur artistique est également fan de l’artiste polonais Zdzisław Beksiński qui a créé un univers s’articulant autour de la transformation de notre monde avec des structures à base d’os, assez sombres. Enfin, l’équipe a aussi puisé son inspiration dans des films d’époque ou contenat des enfants. Je pense à « MacBeth », « Black Death », « Les Goonies » ou les séries « Dark » et « Stranger Things ». Les enfants vont se souder dans l’adversité et reconstituer un noyau familial pour être plus forts ensembles, quand les adultes se déchirent comme on le voit dans une série comme « The Walking Dead », par exemple. Du côté des liens familiaux et de l’aspect voyage initiatique enfin, on a été chercher du côté des films des studios Ghibli comme « Le Tombeau des Lucioles ».

Singularités

Ce bouillon de culture ne gâche pas les nombreuses particularités du jeu, ces grands décors souvent crépusculaires en constituant même souvent des passages aussi marquants que les scènes plus rythmées. Au rayon des éléments notables, on peut d’abord citer la musique : évolutive en fonction de la situation à l’écran, elle donne l’illusion de s’adapter aux actions du joueur. Composée par le français Olivier Derivière, elle fait partie des éléments marquants et a été réfléchie en parallèle du développement. « Le compositeur est en train d’opérer une vraie transformation dans le travail de la musique. Il est persuadé qu’elle ne doit pas juste être écrite et plaquée sur un jeu, ça doit vraiment être un travail d’ambiance. Il y a eu un gros travail pour créer des nappes de musiques qui habillent tous les moments importants, qu’il s’agisse de scènes d’actions ou de passages plus contemplatifs. Ça participe vraiment à l’expérience globale, on ne pourrait pas l’enlever et jouer sans. C’est un va-et-vient permanent entre deux processus créatifs et une manière un peu nouvelle de traiter l’ambiance dans les jeux-vidéo ».

A Plague Tale, s’il vous confronte à des scènes souvent crues (et cruelles), n’est pas vraiment un jeu d’horreur. Pourtant, il réussi à créer une grande tension chez le joueur par le biais de l’un des éléments les plus importants du jeu (sur laquelle la communication a d’ailleurs largement insisté) : les rats. Musophobes s’abstenir : on les compte par milliers, ils sont meurtriers, rendus fous par la maladie et constituent une menace quasi-permanente durant l’aventure et l’un des principaux ennemis du jeu (certains humains sont tout aussi monstrueux…). Ils se déplacent en sortes de hordes, comme des milliers d’entités réunis en une seule, assez organique. Comme le révèle Aurélie, les créer a constitué un vrai défi pour les équipes d’Asobo. « Les rats ne sont pas arrivés tout de suite dans le concept, ils sont intervenus un peu plus tard mais ont été l’un des principaux axes de recherche et développement. On travaille sur notre propre moteur de jeu, il fallait donc que ça tourne. Les rats ne sont pas gérés comme un liquide mais ont tout de même bénéficié d’une attention particulière pour donner cet effet de masse, de fluidité et de corps un peu mouvant et compact à la fois. Ce qui créé l’intensité, c’est le fait que ça grouille. On avait vraiment envie de travailler là-dessus pour que ce soit réaliste, cette masse permet de rajouter plein de choses autour, dans la construction même du jeu. Ça a été la première chose prototypée pour qu’on puisse le gérer correctement. On est capables d’en contenir environ 5000 sur un seul écran ». 

A Plague Tale

Vous serez souvent confrontés à des hordes de rats durant le déroulement du jeu. Leur plus grand point faible : la lumière ! 

Personnification d’une peste noire jamais nommée directement, les rats participent aussi à renforcer l’ambiance si particulière qui se dégage du titre au sein duquel on peut, en dix minutes, passer de l’émerveillement de la découverte d’une forêt à l’angoisse absolue face à des hordes de rongeurs déchaînés avec pour seule arme une torche enflamée. Cette Aquitaine là est celle du mystère, et ne pas parler directement de peste y contribue pleinement. « C’était volontaire », confie Aurélie. « Les rats sont plutôt la vision fantasmée du mal intangible, observé à travers les yeux des enfants. À cette époque, on ne savait pas vraiment ce qu’était la peste, on ne l’a pas nommée dès qu’elle est arrivée. C’était plus un fléau divin et surtout quelque chose de complètement impalpable. Quand on regarde un film comme Alien, on voit que c’est le fait de ne pas savoir ce qui se passe qui fait vraiment peur et qu’à partir du moment où on voit la créature, ça devient plus un film d’action qu’un film d’horreur. On ne voulait donc pas forcément nommer la peste parce que c’est quelque chose qu’on ne peut pas maîtriser, il y a tout un mysticisme autour d’elle, il fallait que ça reste effrayant ».

Malgré un souci du détail singulier dans un jeu de ce genre et de cette envergure (encore loin des très grosses productions à plusieurs dizaines de millions de dollars), A Plague Tale pourra décevoir les amoureux du langage médiéval dans le choix d’assumer (en plus de quelques anachronismes légers) des dialogues modernisés. « Si on ne l’avait pas fait, on aurait perdu les gens, il fallait lier un peu de modernité. Ca aurait été compliqué d’exprimer des choses dans un langage qu’on ne maîtrise pas complètement. On a intégré quelques mots mais on a essayé d’y mettre aussi un peu de moderne. On travaillait avec des enfants sur la version anglaise, le vieil anglois aurait sans doute été trop compliqué dans le doublage ». 

Le début d’une aventure

A Plague Tale est donc une belle histoire, comme on en raconte de moins en moins dans une industrie aujourd’hui beaucoup tournée vers le multijoueur et dans laquelle les expériences narratives réellement saluées font figure d’exception. Il a surtout permis au studio bordelais (composé, en tout, de 140 personnes) de franchir une sacrée étape dans son histoire personnelle, autant au niveau de l’ambition et du soin qu’il a décidé de porter à ce qui a été qualifié de « premier jeu majeur » que de l’ambition qui y a été associée. Mais Asobo n’a pas attendu de voir débarquer la peste pour revendiquer sa singularité. « Le studio est totalement indépendant, dix des douze personnes qui l’ont fondé sont toujours là et la totalité du capital leur appartient, on n’a pas de prise de participation ni de dette, ce qui nous permet d’aller choisir nous-mêmes nos partenaires. C’est particulier, on doit être quatre ou cinq dans le monde dans cette situation ».

En pleine phase de post-sortie, les équipes semblent être sur le pied de guerre pour de futures annonces à venir, probablement révélées durant le mois de juin où l’E3 de Los Angeles, plus grand salon de jeu vidéo au monde, capte toute l’attention des médias spécialisés. Ce qui n’empêche pas, comme lors de chaque commercialisation d’un jeu vidéo, de porter un regard assez attendri sur la réception positive du jeu par la presse et le public et de regarder d’un oeil neuf le chemin parcouru. « Depuis la sortie, on est tous assez émus. On avait pour objectif de gravir une marche, pour l’instant c’est plutôt ce qui se passe. Tout le monde est conscient des efforts fournis, on est fiers que les gens comprennent ce qu’on a tenté de faire passer. On a aussi une marge de progression, les critiques ne sont pas parfaites, mais ça va nous donner de bonnes bases pour la suite. On a beaucoup de retours de joueurs, notamment sur les réseaux sociaux. Le jeu est rempli de thèmes universels mais chaque joueur y retrouve un peu ce qu’il a voulu y voir, qu’ils aient des grandes sœurs ou des grands frères ou qu’ils aiment simplement l’histoire médiévale. On a très envie de continuer à travailler ce type de jeu avec des histoires, des émotions fortes et de rendre les gens curieux comme on l’a été sur cette période historique qui a touché tant de gens en Europe ».

Une bande annonce de l’histoire principale d’A Plague Tale : Innocence (source : Focus Home Interactive)

Bien que sortant dans une période relativement calme côté calendrier des sorties, A Plague Tale s’est retrouvé la semaine dernière dans le top 10 des ventes au Royaume-Uni et serait même dans le top 5 des ventes digitales et physiques en France. Si les chiffres récents ne permettent pas encore de mesurer si le jeu est où non un succès commercial, Aurélie est lucide. « Ce n’est pas un jeu sur lequel les gens se ruent le jour de la sortie, c’est plutôt un jeu qui fonctionne grâce au bouche-à-oreille, les discussions entre joueurs continuent même dix jours après la sortie. Je pense qu’on verra si c’est un succès ou non au bout d’environ six mois ». Cette aventure, intense et pleine de surprises, on vous la conseille à la fois pour la période et le lieu dans lesquels elle se déroule, mais aussi et surtout parce qu’elle est un pari audacieux : celui de suivre une vague de récits (que ce soit à la télévision, au cinéma où dans le jeux vidéo) auxquels on demande toujours plus d’intensité pour ne pas perdre l’attention du spectateur, qui a vite fait de passer à autre chose. « Il y a beaucoup d’histoires récentes qui augmentent l’intensité d’un cran. Ca challenge un peu le jeu vidéo aussi parce que l’histoire est là pour confronter le joueur à des situations certes difficiles mais dans lesquelles il a vraiment la main ». Une fois le jeu terminé (au bout de dix à douze heures environ au cours lesquelles la difficulté monte crescendo), on ne peut s’empêcher d’y apposer des points de suspension. Si ce fut une belle aventure, nul doute que celle du studio bordelais Asobo, elle, débute à peine.

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