D2C, nouveau « paradigme » de l’embauche ?


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Temps de lecture 12 min

Publication PUBLIÉ LE 08/01/2019 PAR Romain Béteille

Processus social

L’association ATD Quart Monde l’a baptisée la « pauvrophobie ». Ce néologisme désigne les propos diffamatoires envers des personnes précaires et plus globalement un rejet des personnes les plus fragiles et fait partie d’un spectre de discriminations plus large pouvant s’exprimer dans des domaines très divers, mais il en est un qui est plus scruté que d’autres : l’emploi. Dans une enquête sur la perception des discriminations dans l’emploi réalisée pour le Défenseur des Droits et l’Organisation internationale du travail (OIT) en 2015, on constatait déjà que 34% des demandeurs d’emploi estimaient avoir été discriminés dans le cadre de leur recherche d’emploi (19% de façon répétée), dont deux tiers étaient d’origine étrangère (une récente étude réalisée par la commission européenne vient le confirmer). Les raisons sont diverses, mais dans une autre enquête Ifop de 2013, le fait d’être chômeur en faisait partie, aux côtés de l’apparence physique, du sexe (la Fondation des femmes a réalisé un focus précis sur ce point) ou des origines. Pour lutter contre ces phénomènes, de nombreuses tentatives ont vu le jour : une loi sur le CV anonyme en 2006 (devenu obligatoire pour les entreprises de moins de 50 salariés mais dont aucun décret n’a précisé les modalités), le « testing » et ses CV fictifs ou encore une opération dédiée plus spécifiquement aux chômeurs de longue durée, expérimentée dans une dizaine de territoires volontaires, chiffre qui devrait grimper à cinquante après les annonces d’Emmanuel Macron dans le cadre du « plan pauvreté ». Depuis peu, cette opération initiée par ATD Quart Monde bénéficie du soutien du FSE (Fonds Social Européen) à hauteur de 150 000 euros par an pendant deux ans. Elle a cependant ses limites, puisqu’elle n’est dédiée qu’au secteur de l’ESS (Economie Sociale et Solidaire), qui représente tout de même 10% du PIB français et reste particulièrement concerné par les recrutements (600 000 d’ici 2020). Et puis il y a les initiatives locales.

Depuis 2014, le département de la Gironde a « embauché » l’association Transfer pour mener une expérimentation dans plusieurs territoires (d’abord les Hauts-de-Garonne, puis le Sud-Gironde, les Graves et enfin le Médoc début 2018). Baptisée D2C (pour Développement Carrières et Compétences), elle se base sur la méthode d’intervention sur les offres et les demandes (IOD) permettant un appui coordonné aux enteprises et aux demandeurs d’emploi dans leurs recherches respectives. D2C est spécifiquement dédiée à des franges de population souvent concernées par cette discrimination à l’embauche : les personnes peu ou pas qualifiées, les chômeurs de « longue durée » (en fait à partir d’un an) et les habitants de quartiers prioritaires ou de zones rurales. Le département de la Gironde a, de son côté, imposé une condition supplémentaire : qu’elle puisse se consacrer à l’objectif de toucher 50% des bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active (RSA). Selon la conseillère départementale du canton de Talence Denise Greslard Nédélec (PS), notamment en charge des politiques d’insertion, D2C permettrait de « fournir l’accès à des emplois auxquels les bénéficiaires n’auraient pas forcément pensé, le tout sans discrimination à l’embauche. Ca diminue les freins des deux côtés, c’est aussi dû à la confiance mise dans le médiateur, notamment par le sérieux de l’accompagnement effectué auprès des entreprises. Transfer apporte un oeil extérieur qui peut aussi renforcer cette confiance ».

Le paradoxe du recrutement

L’opération « territoire zéro chômeurs de longue durée » n’est pas la seule à être financée par le FSE. D2C l’est à 50%, le reste étant assuré par les fonds propres du département pour un total sur cinq ans de 4,6 millions d’euros, soit « environ 1200 euros par personne accompagnée en moyenne ». Une fois la méthode présentée, reste encore à savoir comment ça marche sur le terrain. Ici, les CV ne sont même pas anonymes : il n’y a pas de CV du tout. Olivier Foschia, au moment de notre rencontre en décembre, vient de s’installer tout fraîchement dans son nouveau fauteuil de président de l’association Transfer. Formé en tant que psychologue du travail et ayant occupé d’autres fonctions au sein de l’association avant de la diriger, il remet l’action de D2C dans son contexte. Si une récente étude réalisée par Pôle Emploi révélait en mai dernier que 42% des employeurs déclaraient avoir recruté un candidat en raison de son expérience professionnelle et de ses qualités humaines plus que pour ses diplômes, pour Olivier Foschia les habitudes ont la vie dure. « Quand on est peu qualifié, qu’on a de fortes anciennetés de chômage ou que l’on est âgé, le marché du travail, avec sa très forte sélectivité à l’embauche, reste un frein ». Il est vrai que ce n’est pourtant pas les candidats qui manquent, si l’on en croit les chiffres publiés chaque année par Pôle Emploi.

D2C 2018

Olivier Foschia, président de l’association Transfer


« Les entreprises ont du mal à recruter parce qu’elles sont dans des processus de recrutement très standardisés, avec des profils de poste généralement assez mal définis. Cette manière de recruter pose déjà un premier problème de signalement. Le besoin est mal décrit et beaucoup de gens ne s’autorisent pas à candidater », explique le responsable associatif. « Les personnes qui nous intéressent ont toutes au moins un point commun : elles ont connu une longue période de chômage ou d’inactivité qui les a amenés à toucher le RSA. On y retrouve tous types de profils mais c’est souvent des gens avec un niveau très faible de qualification, parfois sans diplômes, ce qui est une « double peine » pour pouvoir revenir sur le marché du travail. Si on veut leur donner une chance d’en retrouver, il faut d’abord travailler sur eux. Ce qui est en vogue aujourd’hui, c’est travailler sur le savoir-être, le savoir-faire pour les mettre à niveau. Cette stratégie là a ses vertus mais aussi ses limites : on s’adresse à des gens qui n’ont pas travaillé depuis des années, qui sont en situation de chômage depuis longtemps et ces processus longs vont encore différer leur accès au travail alors que leur demande, c’est d’avoir du boulot tout de suite ».

Petit éloge de la méthode
Qu’apporte, face à ces contradictions, la fameuse méthode IOD, défendue par Tranfer en France et en Belgique ? « L’une des spécificités de D2C, c’est de réunir deux types de compétences qui sont habituellement rangées dans des institutions ou dans des politiques différentes. On a de l’appui conseil RH (ressources humaines) global aux entreprises avec un délégué territorial dans chacune des équipes qui va au devant des petites et moyennes entreprises locales (prioritaires car généralement peu structurées à ce niveau) pour essayer de les épauler avec trois modalités d’actions : amener les entreprises d’un même territoire à travailler entre elles via des groupes de travail inter-entreprises, faire des diagnostics RH (pour des entreprises qui, par exemple, connaissent un turn-over fort et ne savent pas l’expliquer) et les relayer vers des institutions où des acteurs locaux qui peuvent les aider mais qu’elles méconnaissent », explique en détails Olivier Foschia. « Le reste de l’équipe est composé de consultants en développement de carrière qui travaillent étroitement avec les délégués territoriaux. Eux vont intervenir auprès des demandeurs d’emplois accompagnés par l’équipe et des entreprises en phase de recrutement. Ils vont idenfitier les boîtes qui ont des projets de recrutement à court ou moyen terme avec une spécificité : aller voir des entreprises qui n’ont pas déposé d’offres auprès d’autres canaux de recrutement. La grosse part du gâteau du recrutement, c’est le marché caché (…) et ce marché est moins concurrentiel. Pour nous, ça a un gros avantage : le candidat que l’on va présenter ne va pas le faire au milieu de dix ou vingt autres. On va chercher à avoir une exclusivité sur l’offre d’emploi qui va permettre de présenter un seul candidat et d’éviter de le mettre dans une concurrence défavorable. Un besoin, un candidat. Cela représente un gain de temps substanciel pour l’entreprise puisque c’est une sorte de présélection, même si elle reste décisionnaire au final ».

D2C Ulysse

Patrick Roussin et l’une des employées ayant bénéficié du dispositif D2C, Michaëlyss Taillade


A chaque fois qu’une nouvelle équipe de Transfer s’installe dans un territoire spécifique, elle procède donc, avant de recevoir ses premiers candidats, à du démarchage classique pour remplir son carnet d’adresses initial. « C’est une méthode très particulière à laquelle il faut se former, il faut faire du démarchage très fin auprès des entreprises. On est dans la dentelle, ça ne se fait pas vite et en grande masse », affirme pour sa part Denise Greslard Nédélec. D2C prépare donc à la fois le candidat à un entretien « négocié » et donc sans CV ni lettre de motivation, mais aussi l’entreprise et ses différents collaborateurs à l’accueil du potentiel petit nouveau. Comment ? Par l’expérience. C’est en tout cas ce qui s’est passé pour Mickaëlyss Taillade, embauchée depuis trois mois au sein du réseau Ulysse, société nationale de transport et d’accompagnement de personnes à mobilité réduite. La jeune fille de 22 ans n’a pas vraiment eu un parcours linéaire. Une maladie héréditaire lui a fermé les portes de son orientation de départ (soigneuse animalière). Après avoir quitté l’école à l’âge de seize ans, elle a, de son propre aveu, « touché un peu à tout « , dont un an de travail non-rémunéré. « A 18 ans j’ai dit stop, je voulais un salaire ». Elle s’est adressée à différents organismes (Pole Emploi, Mission Locale) pour tenter de trouver un emploi correspondant à ses attentes. Après avoir été orientée vers Transfer, elle a obtenu plusieurs postes, notamment dans la restauration, avant de trouver celui qu’elle occupe aujourd’hui dans un contrat de 19 heures, auxquelles elle ajoute des horaires irréguliers dans une cantine scolaire en intérim. « J’étais en train de constituer un dossier à la MDPH pour travailler moins à cause de mes genoux. Avant de nous proposer quoi que ce soit, Transfer nous demande ce qu’on recherche comme type d’emplois et combien d’heures on veut travailler. Ce travail restait dans ce que je demandais. Il fallait que je fasse du 25 heures maximum ».

Une offre adaptée à la demande
Son « entretien d’embauche » a été, comme le raconte son responsable, Patrick Roussin, une mise en situation : elle a du faire grimper un jeune atteint de handicap sur un fauteuil roulant à l’intérieur d’un camion. « Le jour de l’entretien, j’ai mis quatre fois pour réussir à monter le fauteuil manuel. Je voulais vraiment y arriver », précise-t-elle. Depuis, elle fait, tout comme les 55 autres chauffeurs employés répartis sur la Gironde et la Dordogne, le même circuit pour aller chercher ces jeunes : Marcenais, Peujard, Saint-André-de-Cubzac, Saint-Louis de Montferrand et un centre spécialisé à Tresses une semaine sur deux. Récemment, elle a trouvé un terrain pour y faire construire une maison, pas très loin de son secteur d’activité. « Seule, ça aurait été compliqué mais maintenant qu’on est deux ça va mieux. Mon salaire se base sur le prix de mon loyer, c’est pour ça qu’on envisage de faire construire et de s’en aller parce que le loyer de mon appartement était trop cher ». Patrick Roussin n’en est pas à son premier contact avec l’association Transfer. Le 3 janvier dernier, il a embauché son cinquième candidat. Pour lui, cette mise en situation était une bonne manière d’en savoir un peu plus sur le « savoir-être » et la personnalité de Mickaëlyss. « Sa qualité, c’est la persévérance. On recherche des gens qui ont du savoir-être. Hier soir, j’ai encore eu l’exemple avec une conductrice qui s’arrêtait fin décembre. Je l’ai recrutée sur sa personnalité, pas sur son CV. Elle a beaucoup bougé, un employeur classique pourrait dire qu’elle est instable. En fait elle se cherchait ».

Pour cette entreprise de services, la demande est forte (54 employés à la dernière rentrée contre 34 l’année précédente sur un secteur qui s’étend jusqu’à Arcachon), notamment en raison de modalités de contrats spécifiques. « On propose du temps partiel, parce que ça correspond à notre modèle d’activité. Je peux comprendre que certaines personnes ne soient pas intéressées par des contrats de 18 ou 19 heures à cause des réalités économiques. Petit à petit, j’ai plutôt tendance de recruter des personnes qui arrivent en fin de carrière où qui sont à la retraite parce qu’ils recherchent avant tout un complément de revenu ou à compléter leurs annuités. Certains chauffeurs ont des doubles activités : ils sont à leur compte en tant qu’auto-entrepreneurs sur des activités de multi-services. Les horaires que nous proposont leur laissent la journée pour faire autre chose », déclare Patrick Roussin. « Michaëlyss est là depuis trois mois mais elle va peut être vouloir aspirer à autre chose. Elle a été en doublon avec un chauffeur pendant quatre demi-journées en tant qu’observatrice, pour voir comment fonctionnait celui-ci fonctionnait. Au terme, elle était en autonomie. Aujourd’hui, elle est encore là ». Et ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.

Preuves à l’appui

D2C fait l’objet d’un suivi régulier (tous les quatre mois) par le département de la Gironde, et les données précises rapportées dans le cadre de cette expérimentation permettent de voir des résultats concrets. Dans la dernière étude finalisée fin 2018, on constate ainsi qu’entre le 1er janvier et le 30 septembre de cette année, 658 entreprises ont été rencontrées (dont 348 de moins de dix salariés) pour 22 diagnostics RH engagés. 77% des offres proposées sont d’une durée supérieure ou égale à six mois, « principalement en CDI d’emblée », précise l’étude, qui ajoute que 62% d’entre elles sont issues du marché caché. Plus parlant encore : le taux d’offres donnant lieu à une mise en relation avec un candidat est le même que celui aboutissant à l’embauche du candidat présenté (58%). En 2018, 438 personnes ont été orientées vers D2C, majoritairement par Pôle Emploi (sans compter les 128 ayant effectué un contact spontané), ce qui confirme que l’opération « ne peut se faire que s’il y a une coopération entre les différents acteurs de l’insertion du territoire. Par exemple, les relations avec Pôle Emploi sont bonnes, aucun ne va « manger le marché » de l’autre », comme le confirme Denise Greslard Nédélec.

Dans le même rapport, D2C confirme qu’il s’adresse à des publics en précarité : 46% des professionnels orientés sont bénéficiaires du RSA, 55% sont allocataires des minimas sociaux. Enfin, on apprend que 89% des accompagnés bénéficient de propositions d’emploi, 72% ont accédé à l’emploi en démarrant au moins un contrat de travail, ce chiffre chutant à 49% lorsque l’on parle de contrat de travail « durable » (autrement dit un CDI). L’exemple de Michaëlyss, qui a répondu à plusieurs propositions avant d’être mise en contact avec le réseau Ulysse, permet aussi de s’interroger sur le délai moyen entre le premier contact des candidats avec l’association et l’entrée effective en emploi. « Les personnes qui s’adressent à nous ont eu peu voire pas d’emplois stables et sont en situation de chômage de très longue durée. Une des choses qui leur fait défaut, c’est d’abord d’avoir des opportunités et d’être mises en relation le plus vite possible. Notre responsabilité, c’est de leur proposer du boulot dès le premier contact. Un accueil réussi, c’est une personne qui part déjà avec un rendez-vous calé », estime Olivier Foschia. L’étude apporte également des précisions sur ce point : « 91% des premières propositions d’offres d’emplois s’effectuent dès la première semaine », « 84% des premières mises en relations avec des entreprises s’effectuent dans le premier mois », même chose pour 68% des contrats signés. L’équation semble aussi marcher quand on prend du recul : entre 2014 et 2017, 89,7% des 1163 personnes accompagnées se sont vues proposer un emploi. Enfin, les premiers suivis tendent à prouver que les personnes ayant quitté le dispositif ont un taux de reprise d’emploi plus élevé que la moyenne (67%) : « ça corrobore d’autres indices que l’on a sur d’autres dispositifs; lorsque les gens sont accompagnés, le bénéfice se voit par la suite », termine l’élue départementale, qui précise également qu’un suivi est effectué après la prise de fonction, au minimum jusqu’au terme de la période d’essai.

D2C 2018
Un extrait de l’étude de l’opération D2C pour 2018 réalisée par Transfer centrée sur les inégalités face à l’embauche
 
Lors de la prochaine plénière du conseil départemental, qui devrait avoir lieu en ce mois de janvier, il sera proposé d’étendre le dispositif à toute la Gironde, hors métropole bordelaise « sur laquelle il existe déjà des dispositifs plus dynamiques ». Le Bassin d’Arcachon, la Haute-Gironde et le Libournais seront donc les prochains territoires à bénéficier de ce dispositif, pour un coût global qui devrait lui aussi grimper en conséquence. « C’est un choix politique que nous assumons », précise l’élue départementale. Du côté de Transfer, on ne semble pas décidé à s’arrêter en si bon chemin. Si des équivalents de D2C existent déjà ailleurs (mais sous d’autres formes, comme dans les Hauts-de-Seine, par exemple), l’association est en discussion avec le ministère de l’Intérieur pour déployer la méthode IOD au bénéfice des migrants, comme l’association CRIP le fait déjà pour les jeunes de l’aide sociale à l’enfance ou les mineurs non accompagnés. « C’est en discussion, on ne sait pas encore si ça verra le jour mais ce serait une expérimentation sur quatre territoires : la Seine-Saint-Denis, la Haute Garonne, la Sarthe et… la Gironde ». Aujourd’hui, D2C permet d’accompagner environ 120 personnes par territoire et par an. Et demain ?
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