Interview: Pierre Haski fondateur de Rue 89 – Aujourd’hui la force des médias c’est la construction d’une communauté


Andréa Schmitz
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Temps de lecture 9 min

Publication PUBLIÉ LE 04/09/2013 PAR Joël AUBERT

@qui! –  Rue 89 aura bientôt sept ans d’existence. Pierre rappelez nous la genèse de ce journalisme réinventé…
Pierre Haski – Rue 89 est née d’une intuition, pas d’une étude de marché…mais d’une intuition journalistique et d’une pratique, celle de journalistes qui ont découvert les blogs dans les années 2004-2005. Moi même j’étais correspondant en Chine et j’avais un blog sur la plateforme de Libération..

Ce qui nous avait frappé lorsque nous avons confronté nos expériences, par la suite, c’est l’irruption du lecteur. Tout d’un coup il devient un acteur et plus un simple consommateur passif. Un acteur de la fabrique de l’info. Et là, à travers cette pratique, le journaliste trouve deux éléments fondamentaux : le premier c’est que le lecteur devient un acteur d’un écosystème et pas simplement un acheteur abstrait et le second c’est qu’on peut renouer le contrat de confiance qui a disparu entre les journalistes et leurs lecteurs.  Et cela, c’est fondamental pour notre métier. En partant de ce constat, on est passé de l’expérience individuelle du bloggeur à une expérience collective d’un site d’informations …

C’est, là, le concept de base de Rue 89 : on est parti de cette intuition sans savoir à l’époque, en 2006, qu’on était face à LA grande crise de la presse, que l’on était à un moment de bascule. On s’est rendu compte, en avançant, qu’on avait commencé à expérimenter la voie de l’avenir.

@! – En plus il y avait un espace… Vous n’aviez pas les contraintes d’une grosse entreprise de presse…
P.H. – C’est évidemment beaucoup plus difficile pour les grosses structures qui ont le poids du passé, qui ont été faites pour un certain environnement économique, de s’adapter, de se transformer. Ce sont des tankers qui réagissent beaucoup plus lentement, peut être en France plus lentement encore qu’ailleurs, à cause des subventions, de l’aide publique qui font que l’on n’est pas confronté de la même manière, à la vie à la mort, pour les entreprises qu’on l’est, par exemple, dans le monde anglo-saxon.

On s’est dit, naïvement, expérimentons notre modèle journalistique: c’est à dire faisons travailler, ensemble, les trois voies, c’est à dire les journalistes, les experts et les internautes. Expérimentons, et si nous faisons la preuve de la validité de nos idées journalistiques, le modèle économique suivra. C’était naïf parce que, un an plus tard, il y avait la crise des subprimes, trois ans plus tard une nouvelle récession.

On avait sous estimé le fait que ce n’était pas seulement une rupture technologique au sein de la presse mais une rupture de la société.

La force des médias aujourd’hui…On a compris, alors, de façon empirique, pragmatique ce qui fait aujourd’hui la force des médias: la construction d’une communauté. Une communauté de gens qui sont, à la fois, des lecteurs et des contributeurs. Cette circulation de l’information, dans tous les sens, est aujourd’hui au cœur de ce que nous vivons. Songeons à ce qui n’existait pas en 2007 et qui a pris une place énorme : les réseaux sociaux. Nous sommes confrontés, nous journalistes, à quelque chose d’inhabituel: nous avons l’habitude de concevoir une une, L’affiche, la vitrine. Les gens passent devant la vitrine ; ils rentrent ou ils ne rentrent pas….

Aujourd’hui, la moitié de nos lecteurs ne regardent pas la vitrine mais passent par la porte de derrière. Ils ont cliqué sur un lien et arrivent directement sur un article. Nous, nous passons du temps à concevoir, hiérarchiser, choisir un titre et, tout d’un coup, le lecteur picore à sa manière. Et, si on n’est pas présent dans cette circulation des millions de liens, on perd la moitié de nos lecteurs. Nous avons eu l’intuition que le lecteur était acteur; il l’est parce qu’il produit de l’information; il la commente, il la partage. C’est lui qui est notre kiosquier, notre vendeur. Et cela on ne le savait pas; on ne l’avait pas imaginé… On l’a vécu et compris, en avançant. Notre chance, c’était d’être une petite équipe et de vivre ces ruptures en ayant la souplesse de s’adapter.

@! – La technologie a joué un grand rôle dans vos évolutions…
P.H. – Quand on s’est lancé, en 2007, on pensait que notre site était au top de la modernité. Entre 2007 et aujourd’hui, il y a eu Facebook, twitter, les smartphones, les tablettes. Chaque année un élément vient bouleverser cet écosystème. Et cela, on a eu du mal à l’accepter dans la profession.

Quand, avant, on faisait une nouvelle formule, dans la presse papier, pour moderniser notre maquette on en avait pour cinq ans… Aujourd’hui, on doit s’adapter en permanence à un monde qui bouge avec une chose extraordinaire et fascinante: la technologie est bien plus avancée que nos têtes ne le sont ou ne l’admettent. Quand Jules Verne voulait aller sur la lune on ne pouvait pas y aller; aujourd’hui les moyens d’aller sur la lune existent mais nos têtes n’arrivent pas à concevoir d’y aller.

Aujourd’hui, Je pense qu’on utilise 1% à 2% du potentiel de la technologie. Certes, ce qui est important c’est ce qu’on a à dire, pas la technologie, mais la technologie nous aide à le dire. A le rendre plus efficace, à toucher nos lecteurs plus agréablement. Par exemple le Data journalisme, la mise en forme des données, c’est une dimension nouvelle du journalisme qui utilise la technologie, non pas pour du gadget mais pour rendre plus facile à comprendre des données statistiques qui ont du sens.

Pétroplus : Du père au fils et du fils au père@! – Votre idée ditrectrice au fond, c’était comment faire participer le lecteur
P.H. – Nous avons essayé de travailler au fil des années, à Rue 89, sur la façon de faire participer nos lecteurs à la vie du média. Comment crédibiliser cette action, d’abord au niveau de la communauté des lecteurs, leur donner envie de participer car ils ont confiance en nous ; ensuite en mettant en une du site un témoignage de lecteur. C’est très rare qu’on se le permettre dans la profession …Imaginez : quelqu’un qui n’a ps de carte de presse, n’est pas journaliste… Quand on le fait nos lecteurs savent que nous avons fait le travail derrière ; ils savent qu’on a validé leur contribution.

Un des exemples qui m’a le plus marqué, ces derniers mois, c’est quand Pétroplus a fermé, au Havre… Nous avons reçu le témoignage d’un lecteur dont le père était ouvrier à Pétroplus. Cet homme, plus jeune, racontait comment, lui, qui n’avait jamais eu un CDI de sa vie, qui était allé d’emploi précaire en emploi précaire, il avait du consoler son père pour qui l’emploi à Pétroplus c’était l’emploi à vie dans la grande entreprise de la région…. Comment lui, le précaire, avait un rapport différent au travail… Tout d’un coup, ce témoignage permettait de comprendre, précisément, le moment social dans lequel on se trouvait.

Et cela c’est parlant : ça ne remplacera pas un papier d’expert sur le chômage mais c’est une dimension nouvelle de l’information dans laquelle quelqu’un parle à la première personne de son père et, à travers cela, comment il fait comprendre une situation globale dans laquelle beaucoup de gens se reconnaissent.

On a réussi à créer un genre…Le fait d’avoir mis en place cette machine de témoignage – machine parce que il y a des mécanismes de vérification-  par exmple quand on a fait le porte monnaie aux rayons X les gens nous ont dit ce qu’ils gagnaient et dépensaient, au centime près. Leur budget global. On a fait un petit portrait de la personne et on a donné ses comptes. Au début on se disait c’est très difficile à faire, à parler argent ; or on s’est rendu compte que les gens ont besoin de savoir où ils en sont. Quand on sait que quelqu’un qui a fait telles études habite à Bordeaux, vit de telle manière et a tel boulot, tel loyer, tel transport et que l’on habite à Nancy a fait les mêmes études  on a envie de se comparer: est-ce que je vis mieux ou moins bien ? C’est intéressant de savoir où on en est dans la société, à un moment de bascule. j’ai envie de savoir de ce que vivent les autres à travers leur parole et non pas le filtre du journaliste. En cela je pense qu’on a réussi à créer un genre. Ce journalisme là, dans sa forme, sa construction, devient universel sur des sujets communs, d’un pays à l’autre, d’une société à l’autre.

L’autre dimension du journalisme : positive…@! – Vous avez imaginé la liste des bonnes pratiques venues d’ailleurs
P.H – Aujourd’hui il doit y avoir une dimension positive au journalisme, le journalisme de dénonciation est certes fondamental ; il est dans l’ADN du journalisme mais les gens attendent, désormais, un peu plus, à un moment où il y a cette mutation de la société . En particulier, dans un système comme le nôtre, à Rue 89, qui est participatif. Nous avons eu l’idée, à commencer par Pascal Riché, le directeur de la rédaction, nous le noyau des fondateurs qui avons vécu à l’étranger de solliciter des témoignages sur telle ou telle bonne pratique dans un pays…Pourquoi ne le faisons-nous pas chez nous ? On va régulièrement chercher le modèle éducatif finlandais ou le système des transports suisse et on compare. Aujourd’hui on a 25% de nos lecteurs qui vivent à l’étranger: pourquoi ne pas leur demander de témoigner en tant que citoyens des pratiques différentes… On a été surpris du résultat. Nous avons été submergés de propositions. Au début on pensait faire un papier avec les dix propositions à retenir, puis les cinquante, les cent… maintenant on est à cent vingt….

Pascal Riché a passé son temps à vérifier les informations qu’on nous envoyait. Il y avait une chose qui m’avait frappé je me suis souvent dit à l’étranger  quand vous êtes arrêté à un feu rouge, le passage du vert au rouge passe par l’orange. En France quand on passe du rouge au vert c’est directement, vous êtes le premier arrêté au feu, vous passez la première et démarrez une fois que vous êtes passé au vert; vous avez perdu dix secondes. Aux heures de grande affluence ça a un impact sur le trafic; à l’étranger dans certains pays où il y a un dégradé dans l’autre sens on passe à l’orange, ce qui permet d’enclencher la première et de vous préparer à partir. Ce sont des petites choses; dans certains pays il y a aussi un compte à rebours avant le passage au vert. Ces remarques, ces idées, elles sont revenues cinquante fois de la part d’internautes vivant à l’étranger car elles ont semblé tellement logiques pour fluidifier la circulation. L’autre chose étonnante à constater, c’est que l’innovation n’est pas nécessairement dans les sociétés les plus avancées. Par exemple, il y a des idées qui sont venues du Kenya. Le Kenya est beaucoup plus avancé dans l’utilisation du téléphone portable dans la vie quotidienne. Vous payez votre bus ou votre taxi avec le téléphone portable. Ça va venir en France mais c’est intéressant de voir qu’un pays comme le Kenya est en avance sur l’usage des nouvelles technologies…

La liste des bonnes pratiques venues d’ailleursLe journalisme peut être porteur de positivité, et il a tout intérêt à l’être. On s’est dit ok on fait cette liste et a senti chez nos lecteurs un vrai merci à cette initiative car elle répond à des choses que les gens se disent entre eux… Quand deux français se croisent à New  York et se disent : t’as vu pourquoi on fait pas ça chez nous ?

On a décidé d’aller un peu plus loin: on va choisir une poignée d’idées qui nous semblent peut être plus pertinentes et réalistes et qu’on peut appliquer facilement… Et on va essayer des les porter : on va appeler le ministère concerné, le service concerné et leur dire : « pourquoi on ne fait pas cela en France ? » La vie de vos administrés serait tellement plus pratique… Si on a des obstacles bureaucratiques, administratifs, législatifs qui se mettent au travers de bonnes pratiques qui font consensus dans la société on peut créer un mouvement d’opinion… apporter des idées de solution aux élus. Ils ne demandent que cela, coincés qu’ils sont dans leur clientélisme, dans leur tradition.

L’information de Qualité à l’heure du Low Cost

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