Réforme de la justice : Bordeaux dénonce à son tour


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Temps de lecture 5 min

Publication PUBLIÉ LE 16/03/2018 PAR Romain Béteille

Une grogne qui dure

La réforme justice, dont les principales mesures ont été dévoilées par la Garde des Sceaux Nicoles Belloubet le 9 mars dernier, est visiblement très loin de faire l’unanimité chez les professionnels. Hier, les barreaux de Bayonne et de Pau ont donc organisé une « journée morte », histoire de donner suite à la première mobilisation girondine intersyndicale et interprofessionnelle du 15 février dernier. Les barreaux de Mont-de-Marsan et Dax ont aussi suivi le mouvement. Pour certains, c’est loin d’être la première fois : pour la réforme de la carte judiciaire, le barreau de Pau avait déjà organisé une grève de plusieurs semaines depuis novembre, date à laquelle un questionnaire avait été proposé à tous les professionnels du monde judiciaire, méthode loin d’être validée par Françoise Martres, déléguée du Syndicat de la Magistrature, qui rappelle les faits. « Toutes les juridictions ont dû répondre à des questionnaires en novembre qu’il fallait rendre un mois plus tard, ils ont été examinés fin décembre, on a eu des rapports tout de suite après dont on peut quand même se demander s’ils étaient vraiment la synthèse de tous les questionnaires reçus. Une première phase de consultation a été organisée en janvier, les organisations syndicales ont été reçues par la Ministre, et puis on a attendu les textes… ».

Points de friction

Quels détails de cette loi ont donc poussé la centaine professionnels bordelais à se réunir, au même titre que leur confrères, sur les marches du tribunal de grande instance ce vendredi-après-midi ? L’organisation territoriale de la justice soumise à modification, d’abord, et ça fait longtemps que le sujet est particulièrement sensible (en fait depuis la réforme Dati de la carte judiciaire, en 2008). La version officielle de Nicole Belloubet, c’est de promettre « le maintien de tous les tribunaux de grande instance », qui seraient fusionnés avec les tribunaux d’instance, un regroupement censé faciliter l’accès du justificiable. Ça c’est la théorie, renforcée par la création potentielle de « pôles de compétences » censés « améliorer l’efficacité de la justice et sa lisibilité pour le contribuable ». Dans la pratique, les professionnels de justice dénoncent une communication biaisée qui transforme les « fermetures » en « fusions ». « Il y a des choses sur lesquelles on peut discuter, mais on voit bien que cela acte la disparition des tribunaux d’instance. Au niveau de l’organisation judiciaire, on parle de tribunaux dont on ne connaît pas encore les contours mais qui seraient des espèces de sous-tribunaux. Le juge ne sera plus accessible puisque vous devrez faire vos procédures par internet, il est prévu qu’on ne pourra pas tenir d’audiences. Si vous voulez des délais de paiement en matières d’injonctions payées, c’est une plateforme qui gèrera ça… », résume vastement Françoise Martres, avant qu’un magistrat ne se charge de dénoncer une accélération de la privatisation de la justice. « C’est un des pouvoirs régaliens de l’État. Or aujourd’hui, on nous dit que le privé pourrait faire un certain nombre de choses. On voit déjà des sociétés privées qui s’intéressent à la sphère judiciaire et tout cela se fait au détriment du justiciable le plus démuni financièrement et celui qui a plus de difficultés pour assurer sa défense ».

Le deuxième point essentiel de la réforme, pas moins sensible, vise à créer une nouvelle instance criminelle qui se passerait des jurés citoyens en première instance. Baptisé « tribunal criminel départemental », il serait composé de magistrats professionnels et compétents pour les crimes passibles de quinze ou vingt ans d’emprisonnement, tandis que les cours d’assises assureraient toujours les jugements dans le cas de récivides ou de meurtres. Pour la Ministre, l’objectif est tout aussi clair : accélérer la procédure en créant une nouvelle instance, idée là encore loin d’être nouvelle (la restriction des jurés populaires avait déjà été proposée par Michelle Alliot Marie en 2010, et la création d’un tribunal criminel de première instance par Jacques Toubon en… 1996). Sauf que cette mesure est aussi sujette à de vives inquiétudes, comme l’explique Me Jérôme Dirou, bâtonnier du barreau de Bordeaux : « Une affaire d’assises, c’est trois jours, des moyens, du temps, des locaux, des convocations. Là, ce qui est prévu, c’est une audience d’assises en une demi-journée. C’est la même logique qui anime tout le projet : on a toujours dit que les affaires d’assises était un luxe, du coup on entame une précarisation accélérée du système judiciaire ». « On parle de lisibilité et de simplification mais c’est surtout une question de moyens. Mutualiser les personnels, c’est ne plus avoir besoin de plusieurs greffiers mais n’en avoir qu’un seul sur différents sites », précise Françoise Martres, avant d’ajouter que « la crainte, c’est qu’on supprime les juridictions où il n’y a plus de personnel. L’affectation des personnels dépendra des chefs de juridictions, il suffirait donc de laisser un tribunal en déshérence sans contentieux et de dire qu’il coûte trop cher pour le supprimer ». Un commentaire d’autant plus inquiet que les effets des précédentes réformes, Dati en tête, en termes de simplification, n’ont, pour Jérôme Dirou, pas forcément eu les effets escomptés. « On ferme des tribunaux, mais on ne sait pas où finiront les gens qui y travaillaient. La réforme Dati a coûté 27 millions d’euros et n’a rien ramené en termes de rentabilité. On l’a notamment vu avec la suppression des juges sur les divorces qui devait dégager les magistrats qui ne faisaient plus de divorces : ils n’ont pas bougé parce qu’ils avaient tellement de travail dans leur bureau que le temps qu’on leur a dégagé a servi à combler leur retard ». 

La mobilisation s’organise

Dans une lettre commune, les différentes unions syndicales (USM, Syndicat de la Magistrature, UNSA, SDGF-FOn Cfdt, SAT, CGT et FNUJA) déplorent ainsi que le projet de texte « signe non seulement la suppression de 307 tribunaux d’instance mais aussi la disparition du juge d’instance, qui est le juge de proximité par excellence », tout en précisant que le principal sujet de friction et de désaccord reste la disparition potentielle de « la spécificité de cette justice de proximité », dans laquelle figurent notamment les tutelles, crédits à la consommation ou expulsions locatives, soit des spécialités consacrées « essentiellement », selon les syndicats, « aux personnes les plus fragilisées ». Reste que le projet de loi n’est pas encore totalement définitif. La preuve, c’est que dans un courrier adressé ce vendredi à la présidente du Conseil national des barreaux, le ministère de la justice a annoncé, entre autres, qu’il retirait du projet la disposition réformant la procédure de saisie et d’enchères immobilières, qui prévoyait un écartement du juge au profit des notaires et des huissiers, le souci étant encore une fois le même, à savoir une déjudiciarisation interprétée par les avocats comme une restriction budgétaire supplémentaire. Concernant la Tribunal criminel départemental, en revanche, le gouvernement a l’air de vouloir tenir la barre, au moins autant que les syndicats… Si l’assemblée générale du CNB, prévue vendredi et samedi, devrait annoncer d’éventuels mouvements à venir au niveau national, du point de vue local aussi, la profession se mobilise. Des réunions devraient ainsi se tenir au TGI de Bordeaux pour définir une stratégie propre le 22 mars, date de la prochaine grande manifestation dans la fonction publique. Surtout, les avocats, greffiers et magistrats du barreau de Bordeaux ont annoncé ce vendredi leur volonté de participer au mouvement national du 30 mars, « avec renvoi de l’ensemble des audiences ». Le projet de loi, lui, doit être présenté en Conseil des Ministres le 11 avril.

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